Par Robert Berrouët-Oriol
Linguiste-terminologue
Montréal, le 6 mars 2022
Paru en France dans les Cahiers du LACITO/1, en juin 1986, le « Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité » du linguiste Henry Tourneux s’inscrit dans le cours des recherches menées au sein du Laboratoire de langues et civilisations à tradition orale du CNRS (Centre national de la recherche scientifique de France). Le site officiel de la Bibliothèque nationale de France, la BnF, précise que (…) « la Revue d’ethnolinguistique Cahiers du Lacito répond au besoin d’exprimer en un lieu privilégié les conceptions d’une discipline récente au carrefour des domaines classiques de la linguistique, de l’ethnologie et des sciences naturelles ». Couvrant 44 pages, le « Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité » est accessible sur Internet en un format PDF peu fonctionnel en « mode texte ». La version que nous avons longuement consultée est le texte original dactylographié au début des années 1960 sur une machine IBM à sphère et qui nous a aimablement été acheminé par l’auteur, Henry Tourneux, en février 2023. La transposition de la version PDF de ce document vers la version Word a été assurée, à titre gracieux, par Samuel Pierre, professeur titulaire au Département de génie informatique et génie logiciel de l’École polytechnique de l’Université de Montréal et Président du GRAHN-Monde.
Directeur de recherche émérite du laboratoire « Langage, langues et cultures d’Afrique noire » du CNRS, le linguiste Henry Tourneux est l’auteur d’un grand nombre d’articles scientifiques et co-auteur de plusieurs ouvrages lexicographiques. Dans un article fort instructif, « De la nécessité de se doter d’outils lexicographiques adéquats pour le développement », Henry Tourneux précise avec hauteur de vue qu’« Il est à souhaiter que de plus en plus de linguistes se lancent dans la réalisation de grands ouvrages lexicographiques qui incorporeront les lexiques techniques au fur et à mesure de leur validation par l’usage. Ils doivent savoir par avance que le travail du dictionnaire est un travail de longue haleine dont la principale gratification est la satisfaction d’apporter une contribution capitale à une culture qu’ils auront patiemment analysée à travers le lexique de sa langue » (Henry Tourneux : « De la nécessité de se doter d’outils lexicographiques adéquats pour le développement », paru dans Linguistique pour le développement / Concepts, contextes et empiries, dirigé par Jean-Philippe Zouogbo, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2022, p. 165-182). Henry Tourneux est le premier linguiste à avoir élaboré, pour les années 1975 – 2000, une typologie de la production lexicographique haïtienne dans son article « Un quart de siècle de lexicographie du créole haïtien (1975-2000) » paru dans « À l’arpenteur inspiré – Mélanges offerts à Jean Bernabé », ouvrage dirigé par Raphaël Confiant et Robert Damoiseau (Éditions Ibis rouge, Matoury, Guyane, 2006). Henry Tourneux a effectué ses études de linguistique à l’Université René-Descartes (Paris V) en compagnie de Pierre Vernet. Les deux collègues ont suivi les cours d’André Martinet, le réputé « père » de l’analyse fonctionnaliste en linguistique française et l’auteur de l’ouvrage-phare « Éléments de linguistique générale » (1960) [réédition : Éditions Armand Colin, 2015] traduit dans 17 langues.
Le linguiste Henry Tourneux est le coauteur, entre autres, des publications suivantes :
–BENTOLILA Alain (dir.), ALEXANDRE Charles, NOUGAYROL Pierre, TOURNEUX Henry, VERNET Pierre (aut.) : Ti diksyonnè kreyòl-franse – Dictionnaire élémentaire créole haïtien – français, éd. Caraïbes/Hatier, Paris / Port-au-Prince, 1976.
–TOURNEUX, Henry, Pierre VERNET et al. : Ti diksyonnè kreyòl-franse, Éditions caraïbes, 1976.
–TOURNEUX Henry (en collaboration avec Pierre VERNET, dir.) : Leksik elektwomekanik kreyòl, franse, angle, espayòl, [Port-au-Prince], Fakilte lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti, 2001.
–TOURNEUX Henry, (avec la collaboration de BOUBAKARY Abdoulaye, HADIDJA Konaï et FAKIH Ousmane) : Dictionnaire peul du corps et de la santé (Diamaré, Cameroun), Paris, OIF/Karthala, coll. « Dictionnaires et langues », 2007.
Quel est l’intérêt, en 2023, de (re)visiter un ouvrage lexicographique paru en 1986 ?
En tout premier lieu, il est essentiel de mentionner le fait que –parmi les ouvrages lexicographiques haïtiens ayant vu le jour entre 1958 et 2022–, le « Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité » est une œuvre descriptive rassemblant le vocabulaire d’un domaine technique et qu’il est issu, comme nous le verrons plus loin, d’une originale enquête de terrain. D’autre part, sur le plan de la lexicographie créole proprement dite et sur celui de la contribution des ouvrages lexicographiques à la didactisation du créole, il est utile, en raison principalement de ses grandes qualités lexicographiques, de (re)visiter cet ouvrage peu diffusé en Haïti depuis sa parution et qui mérite d’être amplement connu dans les écoles techniques d’Haïti. L’objet du présent article est donc de procéder à une évaluation analytique du « Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité » sur la base des principes directeurs de la méthodologie de la lexicographie professionnelle. À l’aide de cette grille d’évaluation, nous passerons en revue (1) le projet éditorial et le lectorat visé ; (2) la détermination du corpus de référence ; (3) l’établissement de la nomenclature ; (4) le traitement lexicographique des termes de la nomenclature ; (5) l’adéquation des notes techniques, lorsqu’il y en a, éclairant les termes de la nomenclature. L’arpentage des qualités méthodologiques du « Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité » contribuera également à exposer l’unicité avérée de la démarche méthodologique entre certains ouvrages de conformité lexicographique ayant vu le jour entre 1958 et 2022 (voir nos articles « Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 » (Le National, 21 juin 2022), ainsi que « Dictionnaires créoles, français–créole, anglais–créole : les grands défis de la lexicographie haïtienne contemporaine », Le National, 20 décembre 2022). Sur un total de 75 ouvrages répertoriés dans notre « Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 », seuls 9 d’entre eux ont été élaborés en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle et le lexique d’Henry Tourneux est de ce nombre. Le bilan analytique du « Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité » illustrera également la nécessité pour la lexicographie créole de se doter de pare-feux face au soutien aveugle et erratique de certaines puissantes institutions universitaires américaines qui cautionnent –en dehors de la moindre compétence avérée en lexicographie créole et dans la négation de l’éthique scientifique–, un pseudo « modèle » lexicographique de type Wikipedia totalement inconnu dans l’enseignement universitaire de la lexicographie et en lexicographie professionnelle. C’est le cas en particulier de la Linguistic Society of America et du Département de linguistique du MIT (voir notre « Lettre ouverte au MIT Department of linguitics : « Pour promouvoir une lexicographie créole de haute qualité scientifique », Le National, 1er février 2022 ; voir aussi notre article « Créole haïtien / Lettre ouverte à la Linguistic Society of America », Le National, 11 octobre 2022).
- Le projet éditorial du « Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité »
Avant d’entrer de plain-pied dans l’analyse du lexique d’Henry Tourneux, une brève incursion s’impose car, sur le plan historique, l’électrification d’Haïti est un sujet passionnant à étudier. La mémoire populaire a enregistré le fait que Jacmel est la première ville d’Haïti à avoir été électrifiée, la première « usine électrique » ayant débuté ses opérations dans cette ville le 24 décembre 1895 durant la présidence de Florville Hyppolite (1889-1896). Cette datation semble crédible puisque Le Moniteur du 7 décembre 1893 consigne la « Loi portant sanction du contrat passé entre le secrétaire d’État de l’Intérieur et M. Alcius Charmant pour la concession de l’éclairage électrique de la ville de Jacmel ». Le texte de ce contrat signé le 26 octobre 1892 figure dans Le Moniteur du 7 décembre 1893. Le « Recueil des lois et actes de la République d’Haïti de 1887 à 1904 » (tome 1 : 1887-1894) publié en 1907 par Claudius Ganthier, avocat au Barreau de Port-au-Prince, comprend des documents officiels relatifs au domaine de l’électricité en Haïti. Ce « Recueil des lois… » consigne la publication, dans Le Moniteur du 6 janvier 1894, de la « Loi portant sanction du contrat passé entre le secrétaire d’État de l’Intérieur et MM. Jh. F. Geffrard & Cie pour la concession de l’éclairage électrique de la Ville de Port-au-Prince ». Auparavant, le « Contrat pour l’éclairage électrique de la Ville de Port-au-Prince » a été signé le 2 octobre 1893. Le « Recueil des lois… » ne précise pas l’année du début effectif de l’électrification de Port-au-Prince qui, selon l’historien Georges Corvington, aurait débuté en 1910. Le « Contrat pour l’éclairage électrique de la
Ville de Port-au-Prince » a été signé le 2 octobre 1893 puis publié dans Le Moniteur, et il figure à la page 944 du « Recueil des lois et actes de la République d’Haïti » de Claudius Ganthier. La compagnie Électricité d’Haïti (Ed’H), organisme d’État autonome à caractère industriel et commercial, a été créée par la loi du 9 août 1971 suite à la nationalisation d’une entreprise privée, la Compagnie d’éclairage gérée à l’époque par une firme américaine, la Stone and Webster Corporation. Depuis plusieurs années, des entreprises privées d’électricité (E-Power, Haytrac, Sogener) alimentent l’Ed’H en raison de ses faibles capacités de production et de distribution d’énergie à l’échelle nationale.
L’introduction du « Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité » consigne de manière explicite la nature du projet éditorial, la méthodologie employée ainsi que le public visé : « Ce lexique a été recueilli à la demande du Centre de linguistique appliquée de Port-au-Prince, dirigé par ·Pierre Vernet, au cours d’une mission partiellement financée par l’Université René Descartes (15 décembre 1980 – 19 janvier 1981). L’enquête a été menée dans le secteur de Saint-Marc ainsi que dans un grand magasin spécialisé de Port-au- Prince. L’objectif fixé était de recueillir un maximum de termes concernant l’électricité et son usage, afin de préparer le terrain en vue de la rédaction de manuels techniques en créole ou de livrets d’éducation populaire. La méthode d’enquête employée a été celle de l’observation directe in situ (aux risques et périls du linguiste, il faut le dire). Les résultats obtenus ne sont que partiels, et seront complétés par des travaux ultérieurs du Centre de linguistique appliquée (…) Il est bien évident que, dans un domaine aussi technique que celui-ci, l’étendue du vocabulaire est fonction de la qualification professionnelle du locuteur. Ceci m’a amené à diversifier au maximum l’échantillon des personnes enquêtées, qui va de l’homme de la rue au directeur local de l’Électricité d’Haïti, en passant par les artisans et les ouvriers spécialisés. J’ai empiriquement dégagé douze catégories socio-professionnelles (numérotées de 1 à 12) directement concernées par la production ou l’utilisation de l’électricité, auxquelles s’ajoute la masse des non spécialistes, simples usagers de l’électricité (numéro 0). Il est en effet indispensable de toujours dire qui emploie tel terme ; s’il est bien clair que l’homme de la rue ne peut connaitre les mots spécialisés, il ne faut pas oublier non plus que l’ingénieur ignore très souvent certains termes utilisés par ses subalternes ».
- La détermination du corpus de référence
À l’étape initiale de l’élaboration d’un lexique, d’un glossaire ou d’un dictionnaire, la détermination du corpus de référence est une étape indispensable. Également appelé « corpus d’exclusion », le corpus de référence désigne l’ensemble des sources consultées en amont de la recherche lexicographique (ouvrages, journaux et magazines, notices techniques, périodiques généraux ou spécialisés, etc.). Le corpus de référence atteste l’existence des termes dans le domaine sous étude et, lorsque l’information est disponible, il permet de recueillir des définitions ainsi que des précisions quant à son emploi par les usagers. « Le corpus fournit à la fois des éléments à étudier, mais aussi l’environnement descriptif de ces éléments. Le corpus est un tout, un vaste ensemble, qui constitue à lui seul le cadre et le référentiel de l’analyse Il met en présence les éléments, il fait qu’ils sont aussi considérés dans leur interrelation globale. Les éléments prennent alors une valeur relative par rapport au corpus : affinités et associations, fréquence ou rareté, banalité ou spécificité, etc. » (Bénédicte Bommier-Pincemin : « Diffusion ciblée automatique d’informations : conception et mise en œuvre d’une linguistique textuelle pour la caractérisation des destinataires et des documents » ; thèse de doctorat en linguistique, Université Paris IV Sorbonne, 1999). Dans le cas des langues à tradition orale telles que le créole, la détermination du corpus de référence doit nécessairement prendre en compte deux dimensions : le nombre peu élevé ou l’absence de sources écrites dans un nombre indéterminé de domaines techniques, et l’existence de sources d’abord orales puis transcrites regroupant des « vocabulaires créoles de terrain » constitués de termes techniques passés à l’usage et dans certains cas enrichis d’emprunts à une langue distincte de la langue emprunteuse. La détermination du corpus de référence en lexicographie créole doit donc nécessairement s’attacher à rassembler les données orales pertinentes du « vocabulaire créole de terrain » appelées à être validées lors de l’établissement de la nomenclature (sur la notion de « corpus oral », voir entre autres
Moussa Daff : « Modalité de constitution de corpus oraux fiables à visée lexicographique – Méthode d’enquête, d’enregistrement, de transcription et de validation de particularités », paru dans Le corpus lexicographique (Éditions De Boeck Supérieur, 1997). La détermination du corpus de référence du « Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité » a ainsi été conduite au moyen de l’enquête orale : « L’enquête a été menée dans le secteur de Saint-Marc ainsi que dans un grand magasin spécialisé de Port-au- Prince. L’objectif fixé était de recueillir un maximum de termes concernant l’électricité et son usage, afin de préparer le terrain en vue de la rédaction de manuels techniques en créole ou de livrets d’éducation populaire. La méthode d’enquête employée a été celle de l’observation directe in situ (…) »
Sur le plan méthodologique, l’une des caractéristiques du « Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité » est d’avoir systématisé la cueillette des données lexicographiques à la fois sur le registre de l’écrit et sur le registre de l’oral. Le questionnaire d’enquête a été administré uniquement à l’oral : sur le mode des échanges verbaux, le linguiste-enquêteur est ainsi allé au contact direct des locuteurs de la sphère de la production de l’électricité à Saint-Marc ainsi que des locuteurs-usagers interrogés dans un magasin spécialisé à Port-au-Prince. (À propos des procédures de l’enquête linguistique de terrain, voir Agomatanakahn R. : « Enquête et description des langues à tradition orale », Revue belge de philologie et d’histoire, 1977, 55-1 ; voir aussi Luc Bouquiaux : « L’utilité des questionnaires d’enquête linguistique », dossier « Pratiques d’enquêtes », Cahiers de littérature orale 63-64 | 2008.)
- L’établissement de la nomenclature
Le terme « nomenclature » désigne, dans le Grand dictionnaire terminologique, l’« Ensemble des termes qui font l’objet d’une recherche terminologique », et sur le registre des sciences et des techniques, l’« Ensemble ordonné des [termes] employés dans un domaine spécialisé ». Issue de l’enquête de terrain, la nomenclature du « Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité » circonscrit et rassemble les termes appartenant à un « vocabulaire technique créole de terrain » et cette nomenclature illustre la réalité des emprunts : « On remarquera immédiatement que le créole fait, en ce domaine, un appel massif à l’emprunt, et que celui-ci est le plus souvent bien intégré phonologiquement. Les deux langues-sources sont le français et l’anglais. Généralement, plus on s’élève dans la technicité et plus on fait usage de mots d’origine anglaise (américaine). Il arrive fréquemment que, pour une même réalité, on dispose d’au moins deux dénominations, l’une d’origine américaine, l’autre d’origine française. Les techniciens supérieurs ne disposent que d’ouvrages américains. De même, les commerçants passent leurs commandes sur des catalogues rédigés en anglais, et toutes les fournitures qu’ils vendent sont étiquetées en anglais. » Dans l’établissement de la nomenclature du « Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité », la démarche a donc consisté à relever par l’enquête de terrain des termes spécialisés appartenant au registre de l’écrit (« des catalogues rédigés en anglais ») et à celui de l’oral, tout en recueillant les termes issus de l’anglais et qui ont été intégrés à ce lexique de spécialité. Lors de l’établissement de la nomenclature, les termes anglais passés à l’usage en créole n’ont pas été traités à titre de néologismes par l’auteur.
- Le traitement lexicographique des termes de la nomenclature du « Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité » et l’adéquation des notes techniques
Issu d’une enquête de terrain réalisée entre décembre 1980 et janvier 1981 et publié en 1986, le « Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité » a été élaboré conformément au socle de la méthodologie de la lexicographie professionnelle. Cette datation est importante pour plusieurs raisons : elle éclaire le fait qu’à cette époque la lexicographie créole a produit à la fois des œuvres conformes et non conformes à la méthodologie de la lexicographie professionnelle d’une part et, d’autre part, pour la période allant de 1986 à 2022, la lexicographie haïtienne –exception faite des ouvrages de qualité réalisés par les équipes de Pierre Vernet, André Vilaire Chery et Albert Valdman–, a produit très peu d’œuvres bâties sur le socle de la méthodologie de la lexicographie professionnelle. De lourdes lacunes méthodologiques se donnent ainsi à mesurer par l’analyse critique de plusieurs « produits lexicographiques » comme nous l’avons démontré dans les articles suivants : (1) « Le traitement lexicographique du créole dans le « Diksyonè kreyòl Vilsen », Le National, 22 juin 2020 ; (2) « Le traitement lexicographique du créole dans le « Diksyonè kreyòl karayib » de Jocelyne Trouillot », Le National, 12 juillet 2022) ; (3) « Le traitement lexicographique du créole dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative », Le National, 21 juillet 2020, et (4) « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative », Le National, 15 février 2022.
Avant d’exposer le dispositif de la modélisation du traitement lexicographique des termes du « Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité », il est utile, à titre comparatif, de rappeler les principales caractéristiques d’ouvrages amateurs et lourdement lacunaires en lexicographie créole.
Tableau 1 – Illustration des principales caractéristiques d’ouvrages amateurs en lexicographie créole
Titre de l’ouvrage | Auteur(s) | Catégorie | Principales caractéristiques lexicographiques | ||
Diksyonè kreyòl Vilsen | Maud
Heurtelou, Féquière Vilsaint |
Dictionnaire unilingue créole.
Accès Web uniquement |
Absence de critères méthodologiques relatifs à la détermination du corpus de référence, absence de critères méthodologiques relatifs à l’établissement de la nomenclature.
Incohérence, insuffisance ou inadéquation de nombreuses définitions. Certaines rubriques comprennent parfois des notes explicatives. |
||
Leksik kreyòl : ekzanp devlopman kèk mo ak
fraz a pati 1986 |
Emmanuel
Védrine |
S’intitule « leksik » alors qu’il est un glossaire unilingue créole | Absence de critères méthodologiques relatifs à la détermination du corpus de référence, absence de critères méthodologiques relatifs à l’établissement de la nomenclature.
De nombreuses entrées (« mots vedettes ») sont des slogans ou des séquences de phrases ou des proverbes. De nombreuses entrées ne sont pas des unités lexicales. Incohérence, insuffisance ou |
||
inadéquation des rares définitions. | |||||
Diksyonè karayib | kreyòl | Jocelyne Trouillot | Dictionnaire unilingue créole au format papier uniquement | Absence de critères méthodologiques relatifs à la détermination du corpus de référence, absence de critères méthodologiques relatifs à l’établissement de la nomenclature.
Incohérence, insuffisance ou inadéquation de nombreuses définitions. De nombreuses entrées (« mots vedettes ») ne sont pas des unités lexicales, ce sont plutôt des noms propres ou des toponymes. |
|
Glossary of STEM terms from the
MIT – Haiti Initiative |
MIT – Haiti
Initiative |
Lexique bilingue anglais-créole.
Accès Web uniquement |
Absence de critères méthodologiques relatifs à la détermination du corpus de référence, absence de critères méthodologiques relatifs à l’établissement de la nomenclature.
Équivalents « créoles » majoritairement fantaisistes, erratiques, asémantiques et souvent non conformes au système morphosyntaxique du créole. |
||
En amont de l’éclairage fourni dans le présent article sur la modélisation du traitement lexicographique des termes du « Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité », il faut rappeler qu’en vingt-huit ans, soit de 1958 à 1986, date de la publication du lexique d’Henry Tourneux, la lexicographie créole a produit 15 ouvrages. Parmi eux l’on distingue 4 lexiques et 11 dictionnaires. Sur ce total de 15 ouvrages, seuls 4 ont été élaborés par des linguistes. En lexicographie créole, le premier ouvrage publié est le « Lexique créole-français » de Pradel Pompilus (1958), œuvre pionnière de la lexicographie de terrain en Haïti (voir notre « Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 » (Le National, 21 juin 2022).
Tableau 2 – Modélisation du traitement lexicographique des termes du « Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité »
Terme dans la langue de départ | Terme
dans la langue d’arrivée |
Catégorie grammati
cale |
Notes techniques, notes explicatives |
Champ sémantique de « ampoule » | |||
ampoule électrique | anpoul | n. f. | |
lamp | n. f. | Pour J. Thony, « lamp » désigne uniquement la « lampe à pétrole » | |
ampoule à vis | anpoul vise,
anpoul avis |
n. f. | |
anpoul plake | n. f. | ||
ampoule à baïonnette | anpoul abayonèt | n. f. | |
ampoule dépolie | anpoul depoli | n. f. | |
Champ sémantique
de « calibre » |
|||
calibre | grosè fil ,
dimansyon fil |
n. m. | |
calibre, diamètre du fil | grosè tiyo | n.f. | |
diamètre du tube | fil dis,
douz, katòz |
n.m. | |
tiyo pous, pous eka, pous edmi | n.m. | ||
Champ sémantique
du « court-circuit » |
|||
court-circuit | kout sikui, ku-sikui, chòt | n.m. | chòt ne désigne pas seulement le court-circuit, mais tout accident qui interrompt le circuit |
fè espak, fè espat | v. | « Faire un court-circuit avec des étincelles » | |
Champ sémantique du « disjoncteur » | |||
disjoncteur électromagnétique et mécanique | suis, disjonktè, brekè, sikui
brekè (circuit breaker) |
n.m. | |
lage, mate | v. | « Disjoncter automatiquement, sauter » | |
demate | v. | « Réarmer, réenclencher un disjoncteur qui a sauté » | |
anklanche (anklanse) disjonktè | v. | « Enclencher un disjoncteur, établir le circuit en appuyant sur le bouton du disjoncteur » | |
deklanche (deklanse) disjonktè | v. | « Déclencher un disjoncteur, couper le circuit en appuyant sur le bouton du disjoncteur » | |
Champ sémantique de « décharge électrique » | |||
décharge électrique | *li pran kouran | *? | « Il a pris une décharge électrique » |
Le « Tableau 2 », « Modélisation du traitement lexicographique des termes du « Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité », illustre bien la conformité de ce lexique avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle. Et puisqu’il s’agit d’un lexique et non pas d’un dictionnaire ou d’un glossaire, les termes ne sont pas accompagnés de définitions ou de contextes phrastiques définitoires. L’auteur a toutefois consigné, à la suite d’un certain nombre de termes, des observations ou des exemples destinés à éclairer le sens des équivalents dans la langue d’arrivée. Exemples : « deklanche (deklanse) disjonktè » ➜ « Déclencher un disjoncteur, couper le circuit en appuyant sur le bouton du disjoncteur ». Sur le plan du traitement lexicographique, l’une des originalités de la démarche d’Henry Tourneux est d’avoir bâti les rubriques lexicographiques –ce qu’on appelle des « articles lexicographiques » dans les dictionnaires usuels–, sur le mode du « champ sémantique » à partir d’un « terme-pivot » dans la langue de départ, ce qui n’est pas sans rappeler le dispositif de la « dérivation sémantique » en dictionnairique. Exemple : champ sémantique de « ampoule » ➜ « ampoule électrique » ➜ « anpoul » ➜ « anpoul vise », « anpoul avis », « anpoul plake », « anpoul abayonèt », « anpoul depoli ». Le regroupement des données lexicographiques par « champ sémantique » permet à l’auteur de démontrer la créativité lexicale des locuteurs créolophones dans la langue de spécialité de l’électricité. Ainsi, un substantif donne accès, par « dérivation sémantique », à des formes verbales parfaitement intégrées dans le lexique de spécialité de l’électricité. Exemples : « court-circuit » ➜ « kout sikui », « ku-sikui », « chòt » (substantifs) ➜ « fè espak », « fè espat » (verbes). L’entrée syntagmatique « disjoncteur électro-magnétique et mécanique », qui a comme équivalents créoles « suis », « disjonktè », « brekè », « sikui brekè » (circuit breaker), s’ouvre aux formes verbales ➜ « lage », « mate », « demate », « anklanche (anklanse) disjonktè », et « deklanche (deklanse) disjonktè ». (Sur le dispositif de la « dérivation sémantique », voir entre autres le mémoire de maîtrise d’Anne-Laure Jousse à l’Université de Montréal (2002), « Dérivation sémantique et morphologique de termes, analyse en corpus spécialisé et modélisation au moyen des fonctions lexicales. »)
Il arrive parfois, quoique très rarement, que l’équivalent créole d’un terme français de départ soit inadéquat comme c’est le cas de « décharge électrique » rendu non pas par un terme créole spécifique mais par la phrase « *li pran kouran » = « Il a pris une décharge électrique ». La séquence « *li pran kouran » ne comporte aucun sème définitoire de la notion de « décharge électrique », et à titre comparatif l’éclairage notionnel du terme « décharge » figurant dans Le Larousse s’avère utile : « Phénomène qui se produit quand un corps électrisé perd sa charge : recevoir une décharge dans les doigts ». La difficulté traductionnelle est ici évidente puisque les locuteurs ayant répondu aux questions de l’enquête n’ont fourni aucun équivalent de nature lexicographique, soit un terme. L’on doit sur ce registre rappeler que le lexicographe-enquêteur n’est pas un traducteur ni un terminologue et qu’à l’étape de la cueillette des données son rôle est précisément de rassembler les données qui lui sont fournies par les locuteurs.
Par ailleurs, le traitement lexicographique des termes contenus dans le « Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité » indique que les « mots-vedettes » retenus dans la nomenclature reflètent l’usage, un usage technique daté et situé géographiquement mais qui a sans doute été généralisé sur l’ensemble du territoire national puisque l’EDH (la compagnie Électricité d’Haïti) est implantée dans environ 84 communes plus ou moins électrifiées. Dans l’introduction de ce lexique de l’électricité, l’auteur fournit d’importants renseignements d’ordre méthodologique en lien avec le traitement lexicographique des termes retenus : « (…) dans un domaine aussi technique que celui-ci, l’étendue du vocabulaire est fonction de la qualification professionnelle du locuteur. Ceci m’a amené à diversifier au maximum l’échantillon des personnes enquêtées, qui va de l’homme de la rue au directeur local de l’Électricité d’Haïti, en passant par les artisans et les ouvriers spécialisés. J’ai empiriquement dégagé douze catégories socio-professionnelles (numérotées de 1 à 12) directement concernées par la production ou l’utilisation de l’électricité, auxquelles s’ajoute la masse des non spécialistes, simples usagers de l’électricité (numéro 0). » De fait, les termes du lexique sont tous suivis de cette numérotation-catégorisation, ce qui permettra, lors d’une mise à jour de ce document qu’il faut souhaiter, d’indiquer pour tous les termes créoles les sous-domaines auxquels ils appartiennent. Exemples de sous-domaines figurant sous le générique « électricité » dans un thésaurus de domaines d’emploi : « production électrique », « transport électrique », « réseau électrique intelligent », « énergie électrique », « énergie hydroélectrique », « centrale hydroélectrique », « centrale à mazout », « groupe électrogène », etc.
En Haïti, la malice populaire soutient que la compagnie Électricité d’Haïti est la seule au monde à commercialiser le « blakawout », la rareté et/ou le rationnement de la fourniture de courant électrique, plutôt que du courant électrique… Par-delà le bienfondé de cette observation populaire, il faut savoir qu’Haïti n’est pas condamnée à demeurer enchaînée au moyen-âge technologique et que le pays parviendra un jour à être totalement électrifié. Une mise à jour enrichie du « Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité » sera certainement utile pour accompagner les progrès techniques dans ce domaine et dans tous les domaines où l’usage de l’énergie électrique est indispensable. Cette mise à jour devra exprimer des réalités nouvelles, notamment les progrès techniques du domaine de l’électricité dus par exemple à l’informatisation des processus de production et de distribution, à l’évolution des métiers du domaine de l’énergie électrique et à la perspective d’entrer dans l’ère des énergies renouvelables.
L’article que nous avons publié en Haïti dans Le National du 28 février 2023, « L’aménagement du créole en Haïti à l’épreuve des errements d’une certaine « linguistique postcoloniale », fournit un éclairage de premier plan sur les grandes lacunes de l’écrit créole, notamment dans les domaines scientifiques et techniques. Au moyen de plusieurs recherches documentaires approfondies, nous avons exposé qu’il n’existe pas encore, sur le registre de l’écrit créole, un corpus ample et varié de documents de qualité touchant aux différents domaines des savoirs et des connaissances. Sur le registre de l’écrit en créole haïtien, les usagers ne disposent toujours pas d’un dictionnaire unilingue créole conforme à la méthodologie de la lexicographie professionnelle. Ils ne disposent toujours pas de vocabulaires thématiques scientifiques et techniques variés rédigés en créole, de guides techniques de l’usager dans différents domaines rédigés en créole, de guides du maître pour l’enseignement en créole des sciences et des techniques, de vocabulaires créoles ou français-créole du droit et de la jurisprudence, d’un vocabulaire créole ou français-créole de la didactique des langues, d’un guide de rédaction créole des documents de l’Administration publique haïtienne, de guides méthodologique en traduction créole et en terminologie créole entièrement rédigés en créole, etc. Il faut donc prendre toute la mesure que l’écrit en créole haïtien est encore lourdement déficitaire dans tous les domaines de la transmission des savoirs et des connaissances, et cela est attesté en particulier dans les écoles haïtiennes et dans les centres de formation technique. Les recherches et publications en lexicographie créole comme en terminologie scientifique et technique créole et en néologie créole devront contribuer de manière innovante –en particulier dans le cadre institutionnel de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti–, à combler ces lourdes lacunes tout en enrichissant le processus transdisciplinaire de la didactisation du créole (sur la didactisation du créole, voir le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Robert Berrouët-Oriol et al., Éditions du Cidihca et Éditions Zémès, mai 2021, 382 pages).