Fermer les écoles, ou pour être plus précis, interdire leur fonctionnement. On espérait naïvement les décideurs gouvernementaux enfin immunisés contre cette propension destructrice. En effet, tout au long de l’année écoulée, ne nous ont-ils pas rebattues les oreilles du slogan « Lekòl pa ka tann » ? Mais il est vrai que pendant qu’ils nous serinaient ce refrain endormeur, mille cinq cents écoles environ, du département de l’ouest se voyaient contraintes de fermer leurs portes sans que cela n’altère le chant du soliste de service.
C’est que dans le monde réel, indifférents aux vocalises des détenteurs théoriques et contestés du pouvoir légitime, les véritables détenteurs du pouvoir sur le terrain en avaient décidé autrement. Alors, puisque par un « heureux mécompte », leurs diverses exactions avaient poussé des centaines de milliers de « personnes déplacées » à fuir la capitale, le « Port-au-Crime », au lieu de lutter pour reconquérir ou conserver aux espaces scolaires leur destination première, on a opté pour la facilité capitularde. On a cru trouver la panacée dans la délocalisation, la transplantation dans d’autres quartiers, d’établissements publics et privés, dans d’autres espaces scolaires, partiellement ou totalement inoccupés. Pourtant leur vacance et leur disponibilité opportunes auraient du interpeler, puisque de telles anomalies constituaient des indices et des symptômes de la déscolarisation qui gangrenait notre société. Mais la délocalisation semblait alors la panacée pour un ministère lui-même désagrégé spatialement. Les dirigeants de l’État aimaient tellement délocaliser, en ces temps-là, qu’un Premier Ministre qu’il est inutile de nommer s’est trouvé délocalisé « at large » bien plus qu’il ne l’avait prévu.
Mais trêve d’ironie amère et d’humour douteux, créditons les décideurs actuels dont les discours inverses nous disent que « Lekòl ka tann », d’inscrire cette injonction comminatoire, assortie de menaces de sanctions aux contrevenants, d’inscrire donc cette décision autoritaire dans une perspective d’ensemble. Faisons donc taire nos préventions pour essayer de chercher de possibles justifications.
D’abord, le report de la rentrée peut avoir du sens s’il s’applique aux seules classes ayant subi les examens officiels au mois d’août. Ces élèves ont droit à un temps de pause, et aussi les éducateurs qui les ont encadrés, à condition que pour ces derniers ce temps ne devienne pas celui des vaches maigres et du chômage.
Ensuite, il faudrait que ce report de la rentrée des classes s’inscrive dans un plan d’action gouvernementale global. Axé sur la reconquête des « territoires perdus », ce plan viserait à ramener les réfugiés occupant les locaux scolaires dans ce qui reste de leur chez eux. De ce fait, il restituerait les écoles et lycées à leur destination première. Chaque école rouverte marque une victoire dont il faut s’enorgueillir pour aller de l’avant. Ceci pourrait se faire « lekòl apre lekòl, katye apre katye, zònn apre zònn », tant pour le public que pour le privé, en étendant les périmètres sécurisés
Nenni ! Il n’en est rien et la rumeur circule dans le landerneau, selon laquelle de nouvelles délocalisations se profileraient à l’horizon, grâce à de juteux baux et contrats de location. Dieu fasse pour Haïti qu’il n’y ait là que calomnies et soupçons injustifiés ! Mais les délocalisations sont bien dans l’air du temps pour un pouvoir que nie quotidiennement la chute de la capacité de violence efficace des mains de l’État dans celles des gangs. Et le pouvoir de définir notre avenir de nation ne s’est-il pas délocalisé par un abandon de souveraineté à des puissances étrangères ?
Encore une fois, ne nous laissons pas entraîner et recentrons le débat. Le ministre somme les établissements de reculer jusqu’à la ligne de départ fixée par lui (le point zéro de la course) car cette mesure négative contribuerait à rétablir l’autorité de l’État : « Respekte otorite lekòl se respekte otorite leta ». Je le renvoie à ce qu’écrivait un collègue sur les réseaux « Tous les établissements scolaires ont rétabli l’Autorité de l’école en travaillant ». Et pour écarter les reproches à caractère pécuniaire, je puise à nouveau chez lui mes arguments : « Sait-on que beaucoup d’écoles privées n’ont pas de budget pour payer les responsables administratifs, les professeurs et leur personnel de soutien leur mois de septembre ? […] Sait-on que les coûts de toutes les matières de base d’école ont été multipliés par quatre ? Sait-on que les meilleurs professeurs (jeunes et moins jeunes) quittent le pays parce que les écoles privées sont en déficit depuis trois ans ? »
De plaisants génies politiques pensent rendre plus populaire ou plus crédible le gouvernement par la distribution de vingt mille gourdes à quelques milliers de familles (par des voies dont l’expérience a maintes fois montré le caractère incontrôlable). Ceci est supposé favoriser le retour en classe des élèves, dans des écoles publiques à la survie non vérifiée ou dans des écoles privées qui auront peut-être disparu parce que nul n’aura pensé à réduire la ponction fiscale qui les étrangle, à défaut de leur accorder une subvention exceptionnelle.
Bref, de puissants chefs de gangs détruisent l’avenir de notre pays en empêchant de former les générations de la relève : yo enpose lekòl travay. Les dernières décisions du MENFP, de quelques haillons sociologiques ou idéologiques qu’on les déguise, aboutissent objectivement au même résultat : anpeche lekòl travay lè yo kapab.
Pas de commentaire, mais une proposition : hormis les cas de catastrophe naturelle ou d’épidémie, la société haïtienne ou sa partie encore saine doit déclarer criminelle toute décision ou action, d’où qu’elle vienne, interdisant ou entravant le fonctionnement des écoles en situation de le faire.
Si ou vle anpeche timoun ale lekòl lè yo kapab ak si ou vle anpeche lekòl ki kapab resewa elèv yo, ou kanpe sou menm liy ak bandi kriminel kap fini avek Ayiti. Menm si se pat sa ki te pwoje ou.
P.S. Il n’est jamais trop tard pour corriger une erreur ou revenir sur une décision prise trop hâtivement.
Pétionville, le 8 septembre 2024
Patrice Dalencour
Docteur en philosophie
Professeur à la retraite après quarante-cinq ans dédiés à l’éducation.