De la « pensée lamayòt » de l’Académie créole à la vacuité de la pensée : remarques à l’économiste Bénédique Paul de l’Université Quisqueya

Par Robert Berrouët-Oriol

Montréal, le 5 novembre 2023.
 
Cher collègue,

Je vous remercie d’avoir pris le temps de m’adresser votre commentaire suite à la lecture de l’article que j’ai publié hier sur le site Rezonòdwès.org, « L’Akademi kreyòl ayisyen et la persistance du culte de la « pensée lamayòt » conjointe à la « pensée gadget ».

Votre courriel me laisse médusé et interloqué : j’ai donc à cœur de soumettre à votre appréciation à la fois mon inquiétude et mon désaccord quant aux idées que vous consignez dans votre correspondance.

1/ De manière générale, je note que vous n’apportez aucun éclairage analytique aux questions de fond que j’aborde dans mon article. Faut-il donc les contourner, les « marronner », les oblitérer ou les soumettre au borgne laminoir de la variante haïtienne du dilettantisme ?

2/ Le « nœud épistémologique » de mon inquiétude et de mon désaccord se formule comme suit : comment un enseignant et professionnel haïtien de si haut niveau tel que Bénédique Paul, formé en Haïti et dans l’une des meilleures universités de France –dans votre cas il s’agit de l’Université Montpellier 1 où vous avez obtenu votre doctorat en sciences économiques–, peut-il être porteur d’une si ample vacuité de la pensée sur un sujet majeur de société, celui abordé avec hauteur de vue dans mon article d’hier ? La vacuité de la pensée peut-elle être promue au titre d’un dispositif analytique face à des sujets majeurs de société –et l’aménagement du créole aux côtés du français en est un, complexe, qui exige un véritable effort de réflexion académique par-delà la vulgate qui trop souvent tend à remplacer le discours scientifique en Haïti.

3/ Comment expliquer –sur les registres de la sociologie, de l’anthropologie et de l’histoire–, que nombre d’intellectuels et de professionnels haïtiens soient si fortement opposés à l’esprit critique et lui opposent la vacuité de la pensée avec tant de légèreté, au motif d’une présumée « polémique » à proscrire ? C’est précisément ce qu’atteste le premier paragraphe de votre courriel : « C’est toujours mieux d’essayer de combler le vide que de polémiquer ». Quel vide faut-il combler et de quelle présumée « polémique » s’agit-il ? Soumettre à l’analyse critique la « pensée lamayòt » de l’Académie créole ainsi que son action revient-il, selon vous, à « polémiquer » ? La réflexion analytique contenue dans mon article ne débouche pas sur la maigrichonne et lunaire option d’« essayer de combler le vide » mais plutôt sur la perspective de l’aménagement linguistique que doit mener l’État haïtien au plan institutionnel et selon la Constitution de 1987. La perspective de l’aménagement linguistique que j’élabore dans mes nombreuses chroniques linguistiques parues en Haïti ainsi que dans mes livres de linguistique n’a rien à voir avec une « pensée chétive » (en créole : « brase van pou w di w ap brase lide ») incapable d’analyser adéquatement la problématique linguistique haïtienne. Il est d’autant plus nécessaire de soumettre au débat public la « pensée lamayòt » de l’Académie créole que l’échec attesté de ses maigres et erratiques intrusions dans le système éducatif national se sont soldées par un échec, ample et banalisé, (« kase fèy kouvri sa ») et laisse en plan plus de trois millions d’élèves en situation d’apprentissage scolaire en Haïti.

4/ Cibler comme vous le faites « le manque de productivité et d’incidence de l’Académie » créole revient à anesthésier, à excuser sinon à « marronner » le fait attesté que son action est quasi nulle à tous les étages de l’édifice social haïtien. La sous-culture haïtienne du « kase fèy kouvri sa », de la complaisance et de l’entre-soi ne saurait être érigée en système analytique dans les universités haïtiennes comme dans l’ensemble de la société haïtienne. La modernisation de la pensée universitaire haïtienne –à laquelle ont entre autres contribué l’ethnologue Jacques Roumain, les économistes Gérald Brisson, Étienne Charlier, Gérard Pierre-Charles, les linguistes Pradel Pompilus, Albert Valdman et Pierre Vernet, le sociologue Laënnec Hurbon, les historiens Suzy Castor, Michel Soukar et Michel Hector–, passe par une radicale et rassembleuse déconstruction de la vacuité de la pensée dans différents champs des savoirs universitaires en Haïti et de la « pensée lamayòt » à l’œuvre dans l’Akademi kreyòl ayisyen et ailleurs au pays. La modernisation de la pensée universitaire haïtienne passe aussi nécessairement par la modernisation de ses dispositifs analytiques : dans mon domaine de compétence, la linguistique, j’en ai exposé les exigences méthodologiques notamment dans les articles « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique » (Le National, 15 décembre 2021), « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative » (Le National, 15 février 2022), et dans « Les défis contemporains de la traduction et de la lexicographie créole en Haïti / État des lieux, modélisation et propositions » (Le National, 8 juillet 2023). La modernisation de la pensée universitaire haïtienne passe également par l’écoute attentive et l’appropriation de la haute réflexion analytique d’universitaires haïtiens de premier plan tel Erno Renoncourt, consultant en technologies de l’intelligence et prospective éthique pour la décision. Il est l’auteur d’articles de grande amplitude analytique sur ce qu’il appelle l’« enfumage académique » et « l’axiomatique de l’indigence » (voir entre autres son article « Rayonnement académique par endettement éthique », Médiapart, 14 août 2022).

5/ Dans votre courriel vous exposez l’idée ô combien naïve et utopique que « l’Académie pourrait produire des capsules pour aider les locuteurs qui massacrent le créole haïtien ». Je vous reconnais le droit à l’entière paternité de l’idée que la micro-structure qu’est l’Akademi kreyòl ayisyen puisse s’aventurer à produire des « capsules » –s’agira-t-il aussi de la mise… en « capsules » de la pensée analytique universitaire ? Aussi je vous invite à lire mon article« PRATIC», la plateforme numérique officielle pour l’enseignement à distance en Haïti par temps de Covid 19 : signalétique d’un échec programmé » (Potomitan, 27 avril 2020). Dans ce texte j’ai mis en lumière les pertinentes réserves émises par l’universitaire Samuel Pierre au sujet de l’enseignement à distance en Haïti : « (…) la majorité des étudiantes et étudiants, des écolières et écoliers, non seulement n’ont pas accès à Internet, mais encore et surtout à l’électricité, sur le territoire national en Haïti » (voir l’article « Technologie / Covid-19: la mauvaise connexion Internet, un obstacle à la formation à distance en Haïti, selon le professeur d’université Samuel Pierre », AlterPresse, Port-au-Prince, 7 avril 2020). Contrairement à ce que laisse croire le frétillement verbomoteur de nombre d’internautes sur les réseaux sociaux, la pénétration d’Internet en Haïti reste faible selon l’Union internationale des télécommunications (UIT) et les coûts prohibitifs de la connexion demeurent hors de portée de la majorité des foyers haïtiens qui peinent à payer l’écolage des élèves. Ainsi, dans un document daté de 2020, il est attesté que « 79 % des enfants en âge d’être scolarisés en Haïti n’ont pas de connexion Internet chez eux, selon un nouveau rapport conjoint publié par l’UNICEF et l’Union internationale des télécommunications (UIT) » (voir le document de l’UNICEF « How Many Children and Youth Have Internet Access at Home ?, 1er décembre 2020). Dans un tel environnement, l’on peut raisonnablement anticiper que les « capsules » palliatives que le docteur Bénédique Paul souhaite voir prodiguer aux locuteurs à la santé linguistique défaillante et « qui massacrent le créole haïtien » n’auront qu’un virtuel effet placebo… Ce n’est manifestement pas à coup de « capsules placebo » que l’État haïtien devra répondre à ses obligations constitutionnelles d’aménager simultanément les deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le créole et le français.

Veuillez agréer, cher collègue, l’assurance de ma considération distinguée.

Robert Berrouët-Oriol
Linguiste-terminologue

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