La nécessité d’une politique nationale d’évaluation des apprentissages (PNEA) n’est plus à démontrer pour une systématisation du processus enseignement-apprentissage en Haïti d’autant plus que, depuis 2021, le ministère charge de l’éducation nationale s’engage dans un processus de transformations curriculaires au niveau du troisième cycle fondamental et celui des premiers et deuxièmes cycles attend, imminemment, une évaluation d’état et une feuille de route pour initier ce vaste chantier. Ces divers travaux devraient constituer des éléments de référence pour charpenter ce document de politique. Cependant, cette PNEA s’avère urgente compte tenu de la diversité des philosophies actuelles qui orientent les prises de décision quotidiennes en matière de sanctions des performances des élèves tant dans le secteur public que dans le secteur privé de l’éducation. Les Institutions éducatives et établissements scolaires conçoivent leur propre approche de la sanction des études à la suite d’une évaluation sommative sans se référer aux orientations d’une politique en la matière ou des prescrits de programmes d’études.
Au niveau préscolaire, le curriculum officiel de 2017 insiste sur une évaluation des apprentissages en relation avec « les résultats d’observation de l’adulte en charge des comportements des enfants. Les résultats de l’observation sont communiqués aux parents à travers le « bulletin ». Celui-ci est une appréciation du développement de l’enfant dans le contexte de l’école préscolaire, en un moment donné. Pour qu’il soit utile, il doit respecter certains principes……… Le dernier bulletin consiste en un bilan général du parcours de l’enfant au préscolaire et aidera l’enseignant de la 1ere année fondamentale à faire connaissance avec lui. » (P.123).[1] Les observations concernent les habiletés langagières, conceptuelles, cognitives sociales et émotionnelles, les motricités fine et large, la santé et les activités favorites. Cependant, la pratique évaluative dans le milieu révèle que le respect des comportements à observer, tels que énoncés, est absent. De plus, certaines écoles non seulement introduisent de nouveaux comportements, mais aussi mesurent ces derniers par une note numérique tantôt sur 10, tantôt sur 20 et calculent la moyenne de l’élève et la moyenne du groupe-classe. D’autres enseignent la lecture, l’écriture, le calcul et donnent des dictées aux enfants.
Au niveau du fondamental, les pratiques évaluatives révèlent « un ensemble de contrôles continus traditionnels consistant à effectuer une succession de bilans micro sommatifs plus ou moins détachés les uns des autres, dont l’enseignant fait une somme (ou une « moyenne ») en fin de période de formation » Mottier Lopez, L., Girardet, C. & Naji, T., 2021). Officiellement, le ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle exige la tenue de quatre (4) contrôles continus sur une période de huit (8) mois, à raison d’un contrôle chaque deux (2) mois. Le seuil de réussite (moyenne des notes) de 50% est admis dans le milieu. Cependant, aucun arrêté ministériel ou décret ne le précise formellement. Pour passer d’une classe donnée à une classe supérieure, la pratique évaluative révèle la variabilité des décisions selon des établissements scolaires : fixation du seuil de réussite à 60%, obtention de la moyenne générale des notes obtenues aux 4 contrôles ou de celles obtenues aux trois (3) trimestres, etc. Un cas qui sort de l’ordinaire : Les responsables d’un établissement scolaire, très réputé d’ailleurs, calculent les moyennes annuelles ainsi : Exam 1= 25%, Exam 2= 25%, Exam 3= 25% et Exam 4 = 25%. Et, la note moyenne minimale de passage est de 5.5 sur 10. Quant aux examens officiels, le MENFP ne prend pas en considération les notes des contrôles continus. Il suffit d’obtenir une moyenne générale de 50% aux examens officiels pour être admis à la certification.
Quant au niveau secondaire, la situation n’est pas différente du niveau fondamental, les établissements scolaires pratiquent la même variabilité d’évaluation des apprentissages et le MENFP continue à certifier sans tenir compte des performances des élèves aux contrôles continus.
Une politique d’évaluation des apprentissages considérée, au moins sous l’angle d’une politique publique à caractère règlementaire, devrait, entre autres facteurs liés à la qualité du processus enseignement- apprentissage (dont l’évaluation pour l’apprentissage), corriger les anomalies constatées dans les paragraphes précédents.
Il existe plusieurs définitions d’une politique publique. C’est un concept polysémique. Dans le cadre de cet article, une politique publique peut être définie « comme un ensemble de principes qui soutiennent et guident le processus de décision d’un acteur (personne ou organisation) du domaine de l’éducation. Une politique peut se définir comme un énoncé complet décrivant une structure générale, allant de la déclaration d’intention au résultat final attendu. La politique d’un acteur du domaine de l’éducation se doit de guider les actions menées afin d’atteindre les objectifs fixés »[2]
Elle doit faire partie de « l’ensemble des décisions et des actions prises par des acteurs institutionnels et sociaux en vue de résoudre un problème collectif »[3]. Pris dans ce sens, elle aura pour composantes i) un contenu constitué d’un ensemble d’éléments matériels et symboliques qui justifient l’action du Ministère chargé de l’ éducation nationale en matière d’évaluation des apprentissages ; ii) un programme composé d’un ensemble cohérent d’activités avec un maximum d’interdépendance à l’intérieur d’une activité et un minimum d’interdépendance entre les activités [4], assortis d’objectifs précis et de résultats attendus ; iii) l’orientation normative inscrite dans l’approche par les référentiels « au sens où elle construit une représentation de ce monde, c’est-à-dire qu’elle définit un problème à traiter, qu’elle détermine des causes et des conséquences, puis des mesures »[5] ; iv) un élément de coercition liée à la contrainte que le Ministère chargé de l’éducation nationale doit exercer sur les acteurs tant publics que privés en vue de la mise en œuvre de la politique nationale d’évaluation des apprentissages. De fait, ce ministère dispose « de la capacité potentielle d’utilisation de la violence légitime »[6] et v) le ressort social constitué par l’ensemble des acteurs publics ou privés (Directeurs du ministère, directeurs départementaux d’éducation, inspecteurs principaux et de zone, directeurs et enseignants d’écoles privées) qui participent plus ou moins directement à la production et à l’application de la politique nationale d’évaluation des apprentissages.
Cependant, pour être durable, la politique nationale d’évaluation des apprentissages (PNEA)ne doit pas être élaborée selon une approche linéaire-expert. Selon cette approche, des experts et techniciens responsables du Ministère chargé de l’éducation nationale, sur la base des recherches et de leurs pratiques personnelles d’évaluation des apprentissages, élaborent ce document de politique. Elle se justifie par « la nature élitiste de l’élaboration des politiques qui est liée au concept dit de « peuple semi-souverain ». Ce concept induit le fait que parce que le processus d’élaboration des politiques est complexe. Il s’effectue sans une implication significative de la part du peuple, et à l’écart des communautés et des réseaux qui seront directement impactés par cette politique. La nature élitiste de l’élaboration des politiques accentue aussi le fossé entre les attentes des décideurs politiques de haut rang et la réelle mise en œuvre au niveau local. Ce fossé a pour conséquence même de consolider cette nature exclusive et élitiste de l’élaboration des politiques ».[7]
En plus de l’approche ci-dessus, il existe différentes approches d’élaboration d’une politique dans le domaine de l’éducation. Mais, les experts en la matière s’entendent sur l’implication des parties prenantes dans le processus menant au dit document contenant l’énoncé de la politique.[8]
Les lignes qui suivent constituent une adaptation du « Guide d’élaboration des politiques publiques (2019) » du gouvernement du Québec en vue d’élaborer le document de la politique nationale d’évaluation des apprentissages en Haïti. Elles définissent les étapes menant à l’élaboration dudit document de politique.
- Cadre légal et règlementaire
En vertu de l’article 41 du décret portant organisation de l’administration centrale de l’état du 20 juillet 2005, le ministre chargé de l’éducation nationale publie un arrêté ministériel portant création d’une commission multisectorielle d’élaboration de la politique nationale d’évaluation des apprentissages (CMPNEA).
Sous la haute supervision du Ministre chargé de l’éducation nationale, la CMPNEA est composé des experts, consultants en évaluation, des représentants des directions techniques et départementales du ministère, des représentants des écoles des secteurs publics et privés, des représentants des associations et syndicats d’enseignants, etc. Elle se dote d’un secrétariat technique composé d’experts et de consultants gérée par le Directeur Général dudit ministère.
Cette composition a pour avantages d’impliquer l’ensemble des parties prenantes en amont dans le processus d’élaboration de la politique.
- Élaboration d’un plan simplifié
Le secrétariat technique conçoit dès le début des opérations « un plan simplifié du futur document (une trame, constituant en quelque sorte le squelette du document) qui sera enrichi au fur et à mesure de l’élaboration de la politique ». Ce plan doit être validé par l’ensemble des membres de la CMPNEA. Il est à noter que, quoique validé, ce document demeure provisoire tant dans sa forme que dans son contenu jusqu’à la validation finale. Une analyse de ce qui se fait ailleurs en matière d’évaluation des apprentissages demeure un passage obligé pour l’élaboration de ce plan simplifié.
- Analyse des enjeux et du contexte
La CMPNEA doit déterminer les enjeux pertinents et ce, en prenant en compte tant les enjeux internes que les enjeux externes. Cela permet de prendre en compte tous les éléments qui peuvent exercer une influence sur le système d’évaluation des apprentissages existant dans le milieu scolaire haïtien. Cette analyse est importante. Elle permet de prendre conscience et d’anticiper les sujets importants pour le ministère chargé de l’éducation nationale. Ces enjeux, favorables et défavorables, doivent permettre d’établir un plan d’action qui s’inscrit dans une démarche préventive plutôt que curative. Quant au contexte interne et externe, la méthode PESTEL permettra son analyse sous divers angles : politique, économique, social, technologique, environnemental et légal.
Cette analyse, s’appuyant sur des données quantitatives et qualitatives, est essentielle. Elle constitue le fondement même de la politique et de la décision du ministère chargé de l’éducation nationale d’intervenir dans le domaine de l’évaluation des apprentissages. Elle explique les orientations retenues tout en fixant les objectifs de la politique
- Mise en œuvre des consultations
Les enjeux et le contexte étant déterminés, la CMPNEA doit s’assurer de la mise en œuvre d’une série de consultations auprès des parties prenantes nationales et départementales. Ces consultations constituent une plateforme de validation des enjeux et du contexte, des orientations ainsi que des objectifs de la politique. Des focus-groups peuvent être organisés. Des analyses de besoins en matière d’évaluation des apprentissages et/ou des enquêtes empiriques sur les pratiques évaluatives découlant de l’observation des enseignants en situation de prestation professionnelle peuvent être réalisées. En fait, l’idée de base qui gouvernent ces consultations est la participation de l’ensemble des acteurs concernés à l’élaboration de la politique. Il est important de souligner que ce qui avait fait la force de du Plan National d’Éducation et de Formation (PNEF) était la participation de l’ensemble des acteurs concernés directement et indirectement par l’éducation dans quasiment toutes les étapes de son élaboration. De fait, tous les documents de programmes et de plans sectoriels qui ont succédé au PNEF sans l’implication des vrais acteurs (les acteurs opérationnels) sont restés des documents technocratiques
- Formulation des principes de la politique
La masse d’information collectées à l’occasion des étapes précédentes permettra de formuler un ensemble de principes et facteurs devant orienter l’élaboration de la politique d’évaluation des apprentissages. Cet ensemble de principes et de facteurs[9] doit tenir compte de :
- l’équité : la politique entraînera-t-elle une meilleure équité dans les services éducatifs ? Les options et les choix prennent-ils en considération les besoins des groupes marginalisés et défavorisés ? Comment les options et les choix politiques tiennent-ils compte des handicaps ?
- l’aspect global et holistique : la politique est-elle globale ? Traite-t-elle de manière holistique des aspects interconnectés de la qualité, du statut et des conditions ainsi que de la formation des enseignants ? Est-elle intégrée et liée aux autres politiques sociales et éducatives existantes ?
- la viabilité financière : les choix et les options politiques sont-ils abordables et financièrement viables ?
- la faisabilité : les options et les choix politiques sont-ils réalisables et faciles à mettre en œuvre ? Sont-ils gérables d’un point de vue administratif ? Existe-t-il une capacité de mise en œuvre suffisante ?
- Elaboration, proprement dite, du document de politique
Comme le soulignent Young, E. & Quinn, L (2019)[10], « le document de politique publique est un outil très puissant et peut servir à des fins multiples dans le processus de mise en œuvre de décision politique ».
En nous référant à diverses publications dont le guide ci-dessus[11], le document de politique doit adopter un langage clair et accessible à toutes les parties prenantes. Il doit s’éloigner du langage techniciste et technocratique de façon à permettre son appropriation par les publics pour lesquels il a été élaboré. Il doit permettre aux décideurs de prendre des décision « éclairées au sujet des modifications politiques nécessaires pour résoudre le problème relevé ».
Ses objectifs et mesures doivent être en nombre limité. « Ces mesures doivent être abordées en fonction des objectifs de la politique, puis être classées selon une certaine logique, facilement compréhensible ».
Les parties prenantes doivent être clairement identifiées et responsabilisées. Les aspects règlementaires assortis de prescriptions normatives doivent être clairement établis.
Sur cette base, entre autres éléments, le document de la politique nationale d’évaluation des apprentissages comprendrait :
- En introduction, l’objet, les buts, le champ d’application et la date d’application.
- Les valeurs.
- Les orientations de l’évaluation.
- Les normes et modalités d’évaluation.
- Les règles de cheminement scolaire.
- L’évaluation des apprentissages dans chaque secteur du système éducatif.
- Les responsabilités du Ministère chargé de l’éducation nationale en matière d’évaluation des apprentissages.
- Les responsabilités des acteurs/administrateurs scolaires au regard de l’évaluation interne et externe.
- Le mécanisme de mise à jour de la politique/ le cadre de suivi et d’évaluation de la politique.
- Un lexique.
- Le cadre règlementaire et légal qui soutient la politique d’évaluation des apprentissages.
- Adoption de la politique
A cette étape, le document de politique doit être communiquée aux parties prenantes pour une dernière ronde de validation technique et sociale. Les corrections nécessaires, s’il y a lieu, devront être apportées. Les derniers ajustements étant apportés, la CMPNEA transmet le document de la politique dans sa version finale au Ministre chargé de l’éducation nationale qui l’adoptera entièrement ou partiellement. Dans ce dernier cas, il se pourrait bien que le CMPNEA reviennent autour de la table de discussions pour un dernier ajustement. Cela étant réalisé, le Ministre assure la publication du document de politique pour sa mise en œuvre.
[1] Ministère de l’Éducation Nationale et de la Formation Professionnelle (2014). Curriculum Pour l’Éducation Préscolaire
[2] DIMAtoolkit_French.pdf (dima-project.eu)
[3] http://www.foad.uadb.edu.sn/mod/book/view.php?id=101286
[4]P5_CH9_NIVEAUX OBJECTIFS EXECUTION.pdf
[5] GARDON, Sébastien ; GAUTIER, Amandine ; et LE NAOUR, Gwenola. Chapitre 5 – L’analyse cognitive des politiques publiques In : La santé globale au prisme de l’analyse des politiques publiques [en ligne]. Versailles : Éditions Quæ, 2020 (généré le 06 octobre 2021). Disponible sur Internet : . ISBN : 9782759233915.
[6] http://www.foad.uadb.edu.sn/mod/book/view.php?id=101286
[7] DIMAtoolkit_French.pdf (dima-project.eu)
[8] 1. Élaboration des politiques | Unesco IIEP Learning Portal
- 2011-049-igen-215561-pdf-67551.pdf
- Chapitre 6 : La construction des politiques d’éducation | Cairn.info
- guide_elaboration_politiques_publiques.pdf
- Principe pour l’élaboration d’une politique éducative d’établissement | Ministère de l’Education Nationale et de la Jeunesse
[9] Ces principes et facteurs sont tirés de https://www.open.edu/openlearncreate/course/view.php?id=5828
[10] https://www.icpolicyadvocacy.org/sites/icpa/files/downloads/writing_effective_public_policy_papers_french.pdf
[11] guide_elaboration_politiques_publiques.pdf