Sur quoi se fonde le livre unique en langue créole ?
Le ministère de l’éducation nationale et de la formation professionnelle (MENFP) a pris les décisions d’une part, de financer exclusivement les manuels didactiques en créole pour le 1er cycle de l’école fondamentale et d’autre part, d’adopter un livre unique au profit des écoliers des classes 1ère et 2ème année fondamentale des écoles haïtiennes qui deviennent objet de l’attention de la population, en général, et, en particulier, de la communauté éducative. Des erreurs, des incompréhensions et des confusions s’installent de part et d’autre, à cause d’une absence de communication des autorités sur la question et d’une volonté manifeste de certains, qui cherchent par tous les moyens à boycotter ce projet au profit de leurs intérêts mesquins. Quoiqu’il en soit, le livre scolaire unique, aujourd’hui, reflétant une vision de l’école de l’avenir, n’est plus la seule affaire du MENFP et des éducateurs.
Notre première erreur consiste à faire croire que le projet du livre scolaire unique en langue créole s’inscrit dans le cadre d’une innovation du ministre Nesmy Manigat. Pourtant, le groupe de travail sur l’éducation et la formation (GTEF) dans un rapport soumis au Président de la République (2010) avait déjà fait ces deux recommandations suivantes : [recommandation #5, p. 41] « Privilégier le créole comme langue d’apprentissage dans les deux premiers cycles de l’École fondamentale et rendre l’écolier fonctionnel dans les deux langues officielles du pays dès la fin de la deuxième cycle fondamental.» ; [recommandation #9, p. 44] « Revoir la politique de l’Etat en matière d’ouvrages scolaires et privilégier, dans un premier temps, l’adoption d’un livre unique au niveau du premier cycle fondamental ». De plus, cette dernière recommandation est aussi reprise dans le Plan Opérationnel (p. 141).
Notre deuxième erreur consiste à faire croire que derrière l’ambitieux projet du livre scolaire unique en langue créole se cache un projet éducatif macabre anti peuple. Des expressions comme : « Tout boujwa voye pitit yo nan lekòl pou yo pale bon franse, epi yo bezwen pitit malere pale kreyòl. » ne font que réveiller les vieux démons dans une société suffisamment déchirée. Derrière ce discours cache des soubresauts traversant toute l’histoire de la pensée sociale haïtienne, des dichotomies boujwa vs malere, franse vs kreyòl dont nous ne pouvons résoudre dans quelques lignes d’analyse. Cependant, quand nous considérons le quantificateur universel « tout » utilisé à dessein dans de telles expressions, vu la proportion que représente cette catégorie, dite bourgeoise, d’un point de vue sociodémographique et économique, environ 20 % de la population globale[1], détenant plus de 64% de toute la richesse de la nation. D’ailleurs, les enfants de cette catégorie possédante parlent en moyenne 3 langues (créole, français et anglais ou créole, français et espagnole ou français, anglais et espagnole). La plupart des enfants de cette catégorie suivent des cours dans des écoles étrangères/internationales qui ne sont pas enregistrées dans le système éducatif haïtien. Le faible pourcentage de cette catégorie qui décide d’envoyer leurs enfants dans les écoles haïtiennes subit aussi bien que les autres toutes les décisions prises par les autorités du MENFP. Aussi, les parents « bourgeois » se verront aussi leurs enfants dotés du livre scolaire unique en créole. Mais, en quoi un livre va-t-il empêcher à un enfant de continuer à parler d’autres langues ? Tout comme les manuels didactiques produits en français n’ont été jamais une garantie que l’élève qui les porte parlera aussi bien la langue française. Et, compte tenu du faible pourcentage haïtien qui parle français, nous nous demandons si vraiment la langue française a-t-elle toujours été une langue du peuple ? Aujourd’hui, le risque de décrochage ou d’échec précoce est plus élevé lorsque la langue utilisée à l’école n’est pas la langue vernaculaire des enfants. Les recherches montrent aussi que de meilleures notes sont obtenues dans les classes fondamentales lorsque la langue d’enseignement est la langue maternelle de l’apprenant. (…) malgré tout, de nombreux systèmes éducatifs à travers le monde continuent d’imposer l’utilisation d’une, et parfois de plusieurs, langues privilégiées à l’exclusion d’autres langues, ainsi que des enfants qui parlent ces langues. (Arnold, Bartlett, Gowani et Merali, 2006). L’exclusion de la langue créole contre le français n’est-elle pas un vrai projet anti peuple ? Pourquoi l’élève haïtien ne peut pas apprendre dans sa langue maternelle, grandir avec sa langue jusqu’à apprendre le français comme toute autre langue à part entière ? Pourquoi le jeune écolier haïtien est-il plus apte à parler l’anglais ou l’espagnol en si peu de temps tandis qu’il a passé plus d’années à côtoyer les manuels produits en français ? Le débat aujourd’hui est loin d’être celui d’une langue contre une autre mais comment l’une et l’autre/ l’une ou l’autre peuvent garantir la réussite scolaire de tous. La loi du 30 mars 1982, portant sur l’organisation du système éducatif haïtien, avait déjà tranché sur ces vieux démons : « Le créole est langue d’enseignement et langue enseignée tout au long de l’ecole fondamentale. Le français est la langue enseignée tout au long de l’ecole fondamentale, et langue d’enseignement à partir de la 6ème année. Art. 31 »
Notre troisième erreur consiste à faire croire que le projet du livre scolaire unique en langue créole va à l’encontre de l’existence de bons manuels en français et aussi à l’encontre d’auteurs et d’éditeurs qui, potentiellement, sont et/ou tomberont en faillite. Cette expression : « Gwo ekriven ak biznismann onèt ki prepare anpil bon liv an franse pou pitit malere aprann anpil bon bagay ap fè fayit depi lè minis Manigat deside leta pa dwe achte liv an franse nan lekòl primè ankò» tourne en boucle sur tous les réseaux sociaux. Dans un rapport d’analyse sur la situation des manuels scolaires dans le système éducatif haïtien publié en 2018 par l’Institut Haïtien de Formation en Sciences de l’Éducation (IHFOSED), il est ecrit :
« Les manuels sont produits et mis en circulation dans les écoles sans presqu’aucun contrôle strict de qualité, les éditeurs interprètent les programmes en toute liberté. Les manuels sont subventionnés et en dotation par le MENFP sans être homologués et l’état haïtien dépense des millions de gourdes dans l’achat de manuels scolaires pour les vilipender en les laissant perdus dans des dépôts. De plus, certains éditeurs déplorent la disparition de leurs manuels scolaires, vendus à l’état haïtien, sur le marché. Il n’existe aucune place privilégiée pour les manuels scolaires adaptés et/ou conformes au programme du MENFP. Pour aucun gouvernement passé, durant ces vingt dernières années, malgré les subventions et dotations attribuées, la question des manuels scolaires n’a jamais été l’objet d’une politique publique. Le recours à des manuels scolaires par les usagers est donc sujet à plusieurs difficultés. Celles-ci sont d’ordre économique, historique, culturel et pédagogique. La volonté politique se manifeste timidement pour changer l’ordre des choses et le sous-secteur du livre connaît les pires difficultés à s’organiser et se consolider relativement dépendantes des maigres ressources de l’état et du faible développement des réseaux de bibliothèques dans le pays. » p. 11
D’un simple regard, nous voyons que le livre unique est loin d’être source de problèmes pédagogiques et économiques sur le marché scolaire haïtien. Pédagogique, parce que seulement 28.49% des manuels scolaires existant déjà ont été homologués par le MENFP[2] alors que nous parlons de l’existence de bons manuels en français. Et, parmi ces ouvrages homologués, il existait déjà de livre unique (plusieurs matières compilées) et d’ouvrages produits en langue créole. Economique, parce que seulement 3,49% des manuels scolaires sont subventionnés par le MENFP et 1,54% sont en dotation (soit 5,02% de manuels scolaires répertoriés dans le programme national de dotation et de subvention)[3]. Comment parler de faillite si le livre scolaire unique va permettre à tous les éditeurs et auteurs de voir potentiellement leurs produits en circulation en salle de classe. Bon nombre de livres considérés comme bon livre sont restés dans des dépôts, dans des écoles et ailleurs, ces livres-là, les élèves les portent tous les jours sans utilisation. Suivant ledit rapport, le taux de pénétration s’avère très faible (inférieur à 20%) du marché scolaire haïtien.
Notre quatrième erreur consiste à faire croire que le projet du livre scolaire unique en langue créole veut faire la chasse aux responsables des écoles privées qui, représentent plus de 80% du parc scolaire haïtien. Des expressions telles que : « Direktè lekòl ki depanse anpil lajan pou achte plizyè liv nan gwo pwoblèm jodi a paske Manigat ap pale de yon sèl liv, anplis li entèdi yo fè komès nan lekòl yo, dekwa pou li kraze lekòl prive ». Triste est de constater des directeurs d’écoles revendiquent le droit de vente dans l’enceinte des institutions scolaires alors que ces derniers savent très bien qu’ils n’aient point cette attribution. À première vue, l’intention peut paraitre sans fondement. Néanmoins, dans une perspective économique, si le directeur compare son ecole à une boutique où les activités de production du savoir sont mises en vente au plus offrant, cela signifie, que l’ecole perd automatiquement sa vocation et sa mission sociale de développement de la conscience nationale, du sens des responsabilités et de l’esprit communautaire par l’intégration dans son contenu des données de la réalité haïtienne.
Notre dernière erreur consiste à faire croire que le projet du livre scolaire unique en langue créole ne servira à rien et qu’Haïti n’est pas prête pour cela : « Zafè liv Inik nimerik la p ap itil peyi a anyen, paske Ayiti poko pare pou sa.» Tandis que les parents haitiens continuent de porter ce lourd fardeau, qui consomme beaucoup de leurs revenus. Comment dire que le livre unique n’est bon à rien dans un pays comme Haïti, où le statut socio-économique des parents ne permet pas à tous les enfants d’avoir accès à tous les manuels scolaires ? Déjà, en première année, le sac d’un écolier haïtien est plein de livres, plusieurs pour une même matière. Et, certaines fois sans jamais les utiliser. Or, l’un des objectifs du livre scolaires unique est de permettre de réduire le coût et du coup la diminution de la grande disparité et des inégalités entre les élèves pour favoriser l’égalité des chances au niveau des apprentissages fondamentaux.
Somme toute, le livre scolaire unique reste un débat ouvert, ou le MENFP doit éclairer, informer mieux les acteurs et parties prenantes du secteur de l’éducation, des parents etc. Car, en plus d’être un soulagement pour les parents, d’un point de vue financier, le livre unique s’inscrit donc dans la dynamique de l’enseignement-apprentissage, dans la construction d’un socle de compétences, de savoir-faire, de savoir. Ce projet ne deviendra pas une réalité si certains acteurs, conscients, ne font que manipuler l’opinion publique pour porter à croire ce que le livre scolaire unique n’est point.
[1] https://www.banquemondiale.org/fr/country/haiti/overview
[2] Ibid. p.25
[3] Ibid. p.25