Les implications pédagogiques du projet Liv inik : analyse de ses avantages et de ses défis. (Première partie)

Par Salomon JEAN-CHARLES

Nombreux sont ceux qui, lorsqu’ils entendent Liv Inik, pensent qu’il est question d’un ouvrage dans lequel sont éparpillées les notions de différentes matières. Ils en ont raison. Il s’agit en effet d’un projet réunissant jusqu’à présent des matières telles que la Communication créole, les Mathématiques, les Sciences sociales, les Sciences expérimentales et le la Communication française. À noter que la communication française est la seule matière qui n’est pas présentée dans le livre en créole. C’est entre autres un projet qui souligne l’intérêt marqué du ministère de l’Éducation nationale et de la Formation professionnelle pour l’intégration de la langue maternelle dans le contexte d’enseignement-apprentissage haïtien. Il est alors impératif que nous élucidions avec précision le concept « langue maternelle » afin de mieux appréhender le rôle central du créole dans le projet « Liv Inik » et dans le processus éducatif des disciplines concernées.

L’expression langue maternelle est « due à Dante, qui écrivit son œuvre poétique en langue vulgaire, c’est-à-dire la langue apprise par la nourrice et qu’il oppose au latin, langue artificielle[2] ». Elle est donc à considérer « […] comme langue nourricière[3] ». Cependant, dans un rapport de Statistique Canada publié le 16 août 2022, elle est définie comme « la première langue apprise à la maison dans l’enfance et encore comprise par la personne au moment où les données sont recueillies[4] », ce qui laisse à comprendre qu’elle est la première langue que l’enfant entend, comprend et commence à utiliser pour communiquer avec son environnement dès son plus jeune âge. Autrement dit, c’est sa langue première, ou encore sa langue native.

Dans le cadre de notre travail, nous partons essentiellement du principe que la langue maternelle est la « langue du pays où l’on est né[5] », l’on a grandi, et interagi avec les autres en acquérant spontanément ses premiers mots, expressions, concepts et compétences linguistiques. Par ailleurs, il est frappant de constater que dès les années de 1950, les experts de l’Unesco ont soutenu que « le meilleur véhicule de l’enseignement est la langue maternelle de l’élève[6] ».

Fort de ce constat, nous nous demandons si elle ne donne pas à voir que le projet Liv inik promu par les agents du MENFP se propose d’enrichir l’expérience éducative des écoliers haïtiens et faire de l’école haïtienne un lieu d’expérimentation. Pour répondre à cette problématique, nous nous intéresserons dans un premier temps au rôle du créole haïtien dans le processus d’enseignement-apprentissage. Cette analyse nous conduira à envisager dans un second temps les principaux avantages du projet et, en dernier lieu, les défis auxquels il devrait faire face.

Il est à noter que pour des raisons éditoriales, ce travail sera publié en deux parties distinctes. La présente publication met alors en exergue les grandes lignes des deux premières tranches.

L’enseignement-apprentissage en langue maternelle joue un rôle prépondérant dans la formation de l’apprenant en tant que citoyen. Considérant que la première langue apprise par l’enfant constitue « son outil de communication principal[7] », l’enfant haïtien développe dès ses premiers contacts avec l’environnement ses capacités cognitives afin d’appréhender les gestes et les propos de ses semblables. Cette première langue de contact devient son moyen naturel d’acquisition de savoirs, de savoir-faire et de savoir-être indispensables à son intégration sociale. Puisqu’elle est acquise naturellement, « de manière inconsciente […] à travers des expériences provoquées par le contact[8] », elle est l’élément de référence de sa compréhension et de son interaction avec les autres.

C’est pourquoi « en parlant avec [un] enfant dans sa langue maternelle, [on lui] transmet non seulement les savoirs linguistiques spécifiques à sa langue, mais aussi et surtout les savoirs langagiers universels qui sont communs à toutes les langues et qui vont faciliter […] [9]» son intégration sociale et scolaire. En ce sens, le créole, langue maternelle de l’enseignement-apprentissage, permet à l’apprenant rentrant pour la première fois à l’école primaire de mieux se familiariser avec les premiers concepts qui formeront son répertoire verbal. C’est au moyen de ce répertoire verbal qu’il construit sa propre identité, qu’il apprendra la grammaire et acquerra du vocabulaire lui permettant de structurer sa pensée.

De plus, en tant que langue de communication quotidienne de la majorité de la population haïtienne, le créole facilite la réussite des apprenants. Il est impératif que nous comprenions qu’un « enfant qui a de solide base dans sa langue maternelle apprend plus facilement […][10]». C’est pourquoi, comme mentionné précédemment, des experts de l’UNESCO ont soutenu en 1953 la thèse affirmant que « le meilleur véhicule de l’enseignement est la langue maternelle de l’élève[11] ». Cette perspective met en lumière plusieurs avantages liés à son environnement familial et à son environnement scolaire lui permettant d’être l’acteur crucial du processus d’apprentissage. D’une part, les parents seront en mesure de communiquer avec les enseignants dans la langue qu’ils maîtrisent. Sachant qu’en Haïti « le taux d’analphabétisme est estimé à 83%[12] », les dialogues entre parents et enseignants sont limités, en raison du créole qui a toujours été considéré dans les écoles publiques et privées comme la langue du gorille ; soit celle dans laquelle on ne s’exprime pas. C’est une attitude créolophobe qui entrave la communication entre parents-enseignants, direction(s)-parents, élèves-direction(s) et élèves-enseignants. Si la communication entre les acteurs se fait en créole, les parents seront mieux informés des décisions qui concernent les apprenants et pourront facilement les accompagner dans les suivis scolaires. D’autre part, les résultats des enfants seront satisfaisants. Lorsque l’élève utilise sa langue maternelle, cela crée un environnement éducatif plus inclusif et favorable à son apprentissage. Un tel milieu devient un cadre propice à son épanouissement où il se sent compris et valorisé.

Enfin, en plus de faciliter la réussite des apprenants, la langue maternelle s’avère être « un outil indispensable pour une éducation et un enseignement de qualité[13] ». Quand la langue d’enseignement est différente de celle que l’élève utilise quotidiennement, la qualité de l’enseignement devient une difficulté à laquelle les acteurs éducatifs doivent faire face. Puisqu’à ce moment, parler une langue différente de la langue maternelle est considéré comme un exploit ou une preuve de réussite sociale. La langue maternelle est donc considérée comme inférieure ou pour le “bas peuple”. Dès lors, les enfants ressentent la pression de devoir absolument maîtriser la langue étrangère. Plutôt que de s’épanouir à l’école, ils sont dans l’obligation de devoir apprendre dans une langue qu’ils ne maîtrisent pas. Certains sont donc confrontés à l’échec dès leur plus jeune âge parce que l’école ne parle pas leur langue, ou parce qu’ils ne réussissent pas à exécuter correctement les exercices[14].

Il nous importe de noter que l’échec scolaire prévalant chez la majorité des élèves en Haïti résulte en partie de l’enseignement dispensé en langue française. Partant de cette affirmation, nous osons dire qu’un enfant « peut savoir décrire une situation en créole mais ne pas savoir le faire en français[15] ». Personne ne peut nier que cette situation crée des barrières linguistiques significatives pour de nombreux élèves. L’enseignement dispensé dans une langue étrangère entraîne une incompréhension des concepts fondamentaux, une difficulté à s’exprimer de manière claire et un accès limité à l’information. Pourtant, depuis l’année 1982, l’idée que le créole devienne la langue dominante de l’enseignement en Haïti était envisagée dans la Réforme de Bernard. Cette initiative a été principalement entreprise en raison de la reconnaissance du rôle fondamental de la langue maternelle en tant que base du processus d’enseignement-apprentissage. Dans le cas du créole, il est surtout question de faciliter une meilleure compréhension des matières enseignées pouvant ainsi contribuer à une réussite académique significative et à une éducation de qualité.

Par conséquent, nous comprenons que le choix du créole se profile comme une stratégie bénéfique visant à surmonter ces obstacles linguistiques. Cela favoriserait une éducation qui se donne pour principal but de maximiser la compréhension et la participation des élèves, en contribuant ainsi à réduire les taux d’échec scolaire en Haïti.

En corrélation manifeste avec l’analyse du précédent axe de recherche, le premier avantage qu’il nous est possible d’évoquer réside en la préservation de la culture et de l’identité. En effet, à quoi sert une éducation qui ne transmet pas l’histoire, les valeurs, les usages et les mœurs de son peuple ? À quoi sert une éducation qui ne préserve pas la culture de son peuple, en formant les enfants à la citoyenneté de la nation ? Lorsqu’un système éducatif intègre la langue maternelle dans son processus d’enseignement, c’est pour contribuer de manière significative à la sauvegarde des éléments culturels et identitaires propres à la communauté. Nous comprenons ainsi que c’est une langue qui permet aux apprenants, et ceci « dès leur plus tendre enfance, d’établir une connexion avec leur famille, leur culture et leur communauté. C’est la langue qu’ils utilisent pour transmettre à travers des contes, des adages et des proverbes le savoir de l’enseignement des ‘’anciens’’[16] ».

Alors, permettant aux enfants haïtiens d’acquérir des connaissances et des compétences dans cette langue, l’éducation favorise la transmission générationnelle des valeurs, des traditions et des modes de pensée inhérents à la culture haïtienne. Cela favorise en ce sens une préservation culturelle qui s’érige contre les idées dégradantes du peuple haïtien et de notre nation. Cette préservation culturelle contribue par ailleurs à renforcer le sentiment patriotique de l’écolier citoyen.

Le second avantage que nous pouvons indubitablement évoquer dans le cadre de cette recherche réside en une compréhension plus approfondie des concepts. Il importe, à l’oral comme à l’écrit, que tout apprenant appréhende les notions apprises et les utilise dans des actions quotidiennes. À cet effet, le système éducatif doit se focaliser sur l’utilisation de la langue maternelle comme vecteur d’enseignement qui favorise intrinsèquement l’appropriation des compétences essentielles telles que la lecture, l’écriture et les calculs. Ainsi, la familiarité avec la langue permettra aux apprenants de comprendre les concepts en se référant à leur réalité.

Pour illustrer cette affirmation, nous pouvons prendre le cas d’un enfant du second cycle fondamental haïtien à qui l’on a demandé de rédiger les deux activités suivantes :

Activité I.

Léa sort du supermarché avec un sac dans chaque main. Le premier sac pèse 2 kg 850 g et le second 1 kg 350 g. Quelle est la masse totale des deux sacs[17]. (Extrait de Pour comprendre les mathématiques CE2, Hachette, p. 127.)

Activité II.

Claude a acheté un paquet de 6 cassettes pour 552 G. Quel est le prix de chaque cassette[18]. (Vive les maths, Éditions Henry Deschamps, p. 168) Se basant sur l’aspect sociogéographique du pays, il est à noter que les élèves issus des zones reculées des villes provinciales ne saisiront pas la signification du mot « supermarché ». En ce sens que le mot ne fait pas partie de leur réalité et de leur répertoire. De plus, le terme « sac » sera également perçu différemment, dans un contexte qui renvoie à une réalité différente de celle de l’exercice. La seconde activité pose également un problème sémantique, dans la mesure où le terme « paquet » ne sera pas perçu comme emballage ou colis. Se référant au répertoire linguistique du créole, il sera surtout compris comme « pakèt » signifiant « beaucoup » en français. Ainsi, les élèves se contenteront tout simplement de résoudre le problème, sans chercher à saisir son sens. Cependant, la traduction créole des deux problèmes leur permettra mieux d’appréhender le sens des mots afin de trouver la solution attendue.

Traduction possible de l’activité I : Leya soti nan mache ak yon sak nan chak men l. Premye sak la peze 2 kg ak 850 g, epi dezyèm nan peze 1 kg ak 350 g. Jwenn mas total 2 sak yo.

Traduction possible de l’activité II : Klod achte yon bwat ki gen 6 kasèt pou 552 goud. Bay pri chak grenn kasèt yo.

Avec la langue créole, le risque d’incompréhension des concepts est limité pour ne pas dire inexistant. De ce fait, évoluant dans un contexte linguistique familier, les élèves sont plus à même de maîtriser les matières enseignées.

À partir de cette illustration, il nous est possible d’affirmer comme troisième avantage que le choix de la langue maternelle permet de favoriser une transition plus facile vers les autres langues. En effet, nous ne saurions ignorer qu’un « enfant qui a de solide base dans sa langue maternelle apprend plus facilement une seconde langue[19]». Cette citation repose sur la conception bien établie que la maîtrise de la langue maternelle offre un support cognitif et linguistique solide. À cet effet, nous comprenons clair qu’en parlant avec son enfant dans sa langue maternelle, le parent transmet non seulement les savoir linguistiques spécifiques à sa langue, mais aussi et surtout les savoir langagiers universels qui sont communs à toutes les langues qui vont faciliter l’apprentissage d’une langue seconde[20].

Les compétences linguistiques développées dans la langue maternelle, telles que la grammaire, le vocabulaire et la compréhension syntaxique, constituent un fondement sur lequel l’apprenant peut construire lorsqu’il entreprend l’apprentissage d’une nouvelle langue. La langue native se présente alors comme un pont qui facilite l’acquisition de nouvelles compétences linguistiques. Par conséquent, le choix de la langue maternelle dans le projet Liv Inik est un point de départ qui aidera à préparer des individus multilingues et culturellement instruits.

À suivre…

[1] Livre unique, de traduction française.

[2] FROISSART Josiane, « Qu’est-ce qu’une langue maternelle ? », dans : Marika Bergès-Bounes éd., Vivre le multilinguisme. Difficulté ou richesse pour l’enfant ? Toulouse, Érès, « Psychanalyse et clinique », 2015, p. 139-154. Consulté le 25 août 2023. DOI : 10.3917/eres.berge.2015.02.0139. URL : https://www.cairn.info/vivre-le-multilinguisme–9782749247922-page-139.htm

[3] Ibid.

[4] « Langue maternelle de la personne », Statistique Canada, [En ligne], 16 août 2022, consulté le 25 août 2023. URL : https://www23.statcan.gc.ca/imdb/p3Var_f.pl?Function=DEC&Id=34023

[5] Dictionnaire Encyclopédique Quillet, éd. 1975, article langue, cité dans URBAIN Jean-Didier, « La langue maternelle, part maudite de la linguistique ? », Dans : Langue française, Langue maternelle et communauté linguistique, Larousse, 1982, p. 7.

[6] UNESCO, The use of the vernacular languages in education. Monographs on Foundations of Education, No. 8. Paris, UNESCO, 1953.

[7] BENAMAR Rabéa, « La langue maternelle, une stratégie pour enseigner/apprendre la langue étrangère », Multilinguales [En ligne], 3 | 2014, mis en ligne le 03 juin 2014, consulté le 25 octobre 2023. URL : http://journals.openedition.org/multilinguales/1632 ; DOI : https://doi.org/10.4000/multilinguales.1632

[8] Ibid.

[9] Développement du langage oral : l’importance de la langue maternelle, Éveil à la lecture et l’écriture, Verdun, 2014, p. 5.

[10] Ibid.

[11] UNESCO, op., cit.

[12] Le manque d’écoles en Haiti, une menace pour l’avenir de la nation, Paroles et Actions pour le Développement, [En ligne], 28 novembre 2022, consulté le 16 novembre 2023. URL : https://www.parolesetactions.org/post/le-manque-d-écoles-en-haïti-une-menace-pour-l-avenir-de-la-nation

[13] L’importance de la langue maternelle dans la continuité de l’éducation et le partage de connaissance, UNESCO SONU, [En ligne], 14 novembre 2020, consulté le 17 novembre 2023. URL : http://unesco.sorbonneonu.fr/limportance-de-la-langue-maternelle-dans-la-continuite-de-leducation-et-le-partage-de-connaissance/

[14] Ibid.

[15]JEAN LOUIS Garens, « Quelques causes de l’échec scolaire en Haïti », Et si on en parlait, [En ligne], 05 octobre 2017, consulté le 20 novembre 2023. URL : https://infrarouge.mondoblog.org/2017/10/05/education-haiti-causes-de-lechec/

[16] L’importance de la langue maternelle dans la continuité de l’éducation et le partage de connaissance, op., cit.

[17] Extrait de : Pour comprendre les mathématiques CE2, Hachette Éducation, 2016, p. 127.

[18] Extrait de : Vive les maths, Éditions Henri Descamps, p. 68.

[19] Développement du langage oral : l’importance de la langue maternelle, op. cit.

[20] Ibid.

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