Plaidoyer pour une politique d’évaluation des apprentissages en Haïti.

  1. LE CONSTAT

En Haïti, le concept d’évaluation des apprentissages en contexte scolaire, dans le sens de Lopez, L. M. & Laveault, D. (2008), n’a pas suivi l’évolution attendue depuis la mise en œuvre de la réforme éducative initiée par le Ministre Joseph C. Bernard en 1982. En 2022, ladite réforme affiche quarante ans d’application. En effet, malgré l’adoption de la pédagogie par objectifs comme entrée d’élaboration du curriculum de l’école fondamentale, l’évaluation des apprentissages selon les typologies de Scriven (1967), de Bloom, Madaus et Hasting (1981), de Linda Allal (1980), de Cardinet (1983 et1986), etc.[1] ne rentre pas dans les pratiques enseignantes et ne constitue pas le discours institutionnel officiel dominant. La culture d’examens (instrument d’évaluation des apprentissages et échantillons de comportements dont les qualités métrologiques ne sont pas mesurées) constitue encore la note dominante dans l’écosystème scolaire. Cependant, en 1995, le rapport synthèse du diagnostic technique du système éducatif haïtien (RTl AED Educat SA, 1995) décrivait les défaillances de ces examens administrés dans les écoles en ces termes :

« Les tests (ou mieux les examens) portent généralement sur les savoirs, les savoir-faire n’étant pas vraiment pris en compte, et l’analyse de spécimens de tests révèle l’absence d’un plan établi pour structurer les tests (tables de spécifications) et une prédominance accordée aux questions de mémorisation. En outre, les questions sont souvent mal formulées et ne sollicitent pas une réponse nette et précise ; l’engouement pour les tests dits objectifs, en l’absence d’entraînement adéquat des enseignants, pénalise les élèves quand c’est la formulation des questions qui est souvent inadéquate. Les critères de réussite varient d’une école à l’autre : la majorité des écoles s’en tiennent encore à la moyenne traditionnellement admise de 5 sur 10 ; d’autres écoles, par contre, réclament 6 et même 7 sur 10 selon la classe ; dans beaucoup d’écoles, les critères de promotion en classe supérieure se ramènent à l’obtention d’une moyenne annuelle de 5 sur 10 qui prend en compte les 2 ou 3 examens (semestriels ou trimestriels). La plupart du temps les barèmes et critères de notation des tests ou examens ne sont pas définis au préalable : la note est attribuée à partir d’une “appréciation globale” qui est entachée de subjectivité et ne garantit pas l’équité de l’évaluation. Finalement, quoiqu’il y ait une certaine amélioration dans ce sens, les copies d’examens ne sont pas en général communiquées aux élèves et les erreurs commises par l’ensemble ne sont pas utilisées pour rectifier le tir ». (P. 43).

En ce qui concerne les examens officiels, il y a une répartition de taches questionnables faisant des directions techniques les responsables de l’élaboration des examens avec des exigences techniques douteuses et du BUNEXE le responsable de l’organisation des examens et de la proclamation des résultats sans possibilité de vérification desdits résultats par les élèves.

Cependant, dans le but d’améliorer la qualité des examens et des résultats, il faut souligner que les responsables du Ministère chargé de l’éducation nationale ont opéré diverses tentatives : i) les textes d’examens sont rédigés en français et en créole avec possibilité pour les élèves de passer l’examen dans la langue de leur choix ; ii) en 2001, l’élimination de la 3e correction dans le processus de correction des feuilles d’examen de la 9e année fondamentale et l’introduction des procédures de modération[2] des résultats officiels en prenant en compte les notes obtenues par les élèves  à l’école et aux examens officiels ; iii) en 2007, la décomposition des items subjectifs des matières de verbalisation de contenus en dimensions[3] objectives et iv) en 2014, un arrêté présidentiel, connu sous le nom d’arrêté des 12 mesures du Ministre Nesmy Manigat, visant la réorganisation des établissements scolaires et l’amélioration de la qualité de l’éducation en Haïti a, en son article 3[4],  éliminé officiellement les examens officiels de 6e année fondamentale et de la classe de première (dite classe de rhéto) et introduit le principe de l’évaluation diagnostique en termes de mise à disposition des décideurs managériaux des données devant fonder leur décision en vue de l’amélioration de la qualité de l’enseignement.

Malgré ces efforts, les résultats scolaires (ensemble de notes brutes) ont toujours été (et sont encore) un critère pour déterminer de la qualité de l’enseignement dans nos écoles. Le pilotage scolaire, quant à lui, ne dépend pas toujours des résultats obtenus par les établissements ni des choix pédagogiques qui sont proposés pour conduire et mettre en œuvre les orientations éducatives.

Pour assurer la mise en œuvre de cette mesure, le MENFP a décidé,  en 2015, 2016, 2017 et 2022[5] , avec l’appui financier de la Banque interaméricaine de développement (BID) et le soutien technique de l’Association internationale pour l’évaluation du rendement scolaire (IEA) et l’Institut Haïtien de Formation en Sciences de l’Éducation (IHFOSED), de procéder à l’évaluation des acquis scolaires des élèves en quatrième année, sixième année et septième année fondamentale dans les matières de base : mathématiques et  lecture (Créole et Français) en priorisant la compréhension. A noter que les types d’outils développés à travers lesdites évaluations s’inscrivent dans la logique des études comparatives réalisées ailleurs, tout en sachant que Haïti devrait participer bientôt à des tests régionaux et internationaux. D’un autre côté, il est toutefois utile de rappeler que d’autres institutions, dont la Banque Mondiale, la USAID, l’UNICEF, Save The Children Haïti, ont expérimenté des tests de lecture- créole et français- EGRA (Early Grade Rapid Assessment).

Concrètement, les extrants de ces évaluations d’acquis scolaires devraient permettre au ministère chargé de l’Éducation nationale de concevoir et de développer des programmes d’études et de nouveaux cours ; d’améliorer les infrastructures et les ressources d’apprentissage ; d’apporter le support nécessaire aux apprenants et d’assurer le suivi de leur progression en comparaison avec les systèmes éducatifs régionaux. En conséquence, le dispositif d’évaluation des acquis scolaires jouerait un rôle d’éclaireur et de miroir devant garantir le système d’assurance qualité.

Par ailleurs, en mai 2022, un arrêté ministériel crée le centre permanent d’évaluation (CEPEV). C’est « une instance stratégique chargée de formuler et de veiller à la mise en œuvre de la politique d’évaluation du ministère de l’Éducation nationale et de la Formation Professionnelle (MENFP) ayant entre autres, pour mission d’améliorer la qualité de l’éducation et de la formation par la création et l’organisation, sur tout le territoire national, d’un ensemble de dispositifs permettant de collecter, analyser et diffuser de l’information sur les acquis, les résultats, les performances et les compétences des élèves et des personnels éducatifs du secteur de l’éducation afin d’alimenter le MENFP des stratégies sur les problématiques liées aux évaluations des apprentissages ».

A l’analyse, l’article 3 de l’arrêté présidentiel de 2014 est une manifestation de l’intérêt de connaître et de mesurer les connaissances des élèves en vue d’aider au pilotage scolaire. Autrement dit, de l’intérêt de diagnostiquer les forces et faiblesses en vue d’améliorer les résultats des élèves. Ce qui a donné lieu à l’émergence du concept d’évaluation des acquis scolaires des élèves dans l’écosystème éducatif haïtien, mais, dans les limites relatives qu’imposent ce type d’évaluation. De plus, l’arrêté de création du CEPEV introduit dans le cadre administratif du système éducatif haïtien un mécanisme organisationnel de contrôle de la qualité des apprentissages et de la performance des agents éducatifs. Il se veut, aussi, une structure visant à rendre compte de l’impact des activités sur l’amélioration de la qualité du système éducatif tant aux plus hautes autorités qu’aux différents acteurs (enseignants, directeurs, inspecteurs, conseillers pédagogiques, cadres des DDE, formateurs, universités) concernés et aux familles.  Ce qui fera de l’évaluation un outil de reddition de comptes aux partenaires.

Face a ce foisonnement d’initiatives marquées par des décisions non ancrées dans l’institutionnel légal et/ou administratif du Ministère chargé de l’éducation nationale et qui semblent être le reflet d’un volontarisme individuel de responsables étatiques, il est urgent d’élaborer une politique publique portant sur l’évaluation des apprentissages dans le système éducatif haïtien. Cette dernière servirait de normes et principes à respecter par tous les acteurs intervenant dans la chaine de l’évaluation des apprentissages et des agents éducatifs.

De ce qui précède, les autorités éducatives haïtiennes gouvernements doivent réviser le concept d’évaluation en passant de « l’évaluation de l’apprentissage » à « l’évaluation pour l’apprentissage » en tirant les leçons auprès des expériences d’autres pays qui ont déjà amorcé ce virage. Ce qui nécessitera des enseignants professionnels et des techniciens du ministère un renforcement de capacités en vue de « la mise en place des évaluations de qualité, élaborer des outils appropriés pour mesurer toutes les compétences incluses dans le curriculum, y compris les compétences non cognitives (ou du 21ème siècle) et mieux utiliser les données issues de ces évaluations. Le retour sur investissement de telles mesures est plus grand que tout autre investissement dans une éducation qui ne remplit pas sa mission ». (Talent, 2018).

Sur cette base, une PEA en Haïti devra prendre en considération les fonctions de l’évaluation des apprentissages comme : l’orientation des apprentissages ; la régulation des apprentissages et la certification des apprentissages et adresser la problématique de la qualité des informations recueillies (pertinence, la validité et la fiabilité). De plus, du fait que le système éducatif haïtien s’inscrit actuellement dans un processus de révision de sa structure curriculaire en adoptant un cadre d’orientation curriculaire (COC), il est souhaitable que la PEA s’intéresse théoriquement et pratiquement à la pédagogie de l’intégration et ses applications en matière d’évaluation des apprentissages[6]. En ce faisant, la PEA inscrirait ses axes de façon à « devenir un levier pour mieux faire apprendre » (Rey, O. & Feyfant, A. 2014). Ce sera l’évaluation pour l’apprentissage. Prise dans ce sens, elle guidera la PEA vers l’atteinte de l’objectif stratégique # 4 de l’Objectif de Développement Durable (ODD) : assurer l’accès de tous à une éducation de qualité, sur un pied d’égalité, et promouvoir les possibilités d’apprentissage tout au long de la vie.

Cette politique comprendrait :

  1. En introduction, l’objet, les buts, le champ d’application, la date d’application et le mécanisme de mise à jour de la politique ;
  2. Les valeurs ;
  3. Les orientations de l’évaluation ;
  4. Les normes et modalités d’évaluation ;
  5. Les règles de cheminement scolaire ;
  6. L’évaluation des apprentissages dans chaque secteur du système éducatif ;
  7. Les responsabilités du Ministère chargé de l’éducation nationale en matière d’évaluation des apprentissages ;
  8. Les responsabilités des acteurs/administrateurs scolaires au regard de l’évaluation interne et externe ;
  9. Un lexique ;
  10. Le cadre règlementaire et légal qui soutient la politique d’évaluation des apprentissages.

Roller SAINT PIERRE

Directeur Général

Bibliographie sélective

Lopez, L. M. & Laveault, D. (2008). L’évaluation des apprentissages en contexte scolaire : développements, enjeux et controverses. Mesure et évaluation en éducation, 31(3), 5–34. https://doi.org/10.7202/1024962ar.

Louis, M-A. (1997). Les épreuves uniques du ministère de l’Éducation du Québec (MEQ) et le fonctionnement différentiel des items relativement aux Québécois d’ascendance française (QAF) en regard des Québécois d’origine haïtienne. Document inédit.

Ministère de l’Education Nationale de la Jeunesse et des Sports (MENJS) et RTl- AED – Educat SA (1995). Diagnostic technique du système éducatif haïtien. Rapport de synthèse : Résumé des conclusions.

Rey, O. & Feyfant, A. (2014). “Évaluer pour (Mieux) faire apprendre ». Dossier de veille de l’IFÉ. N0 94. Septembre 2014. Lyon : ENS de Lyon.

Pini, G. (2012). A propos de la théorie des réponses aux items (TRI) : le cas des items dichotomiques in Groupe Edumétrie.

https://www.irdp.ch/data/secure/1952/document/TRI_DICHO.pdf. Consulté le 14 février 2022.

Talent. (2018). Document de plaidoyer N°1. ODD4 – Education 2030 en Afrique subsaharienne. www.education2030-africa.org/index.php/fr/talent. Consulté le 14 février 2022.


[1] Mohamed, F. (2011) in Cahier de l’Éducation et de la Formation. Dossier Evaluation et apprentissage scolaire. N0 4. Février 2011.

[2] La modération consiste à donner à la note de sanction finale le même poids à l’échelle nationale. Elle consiste à rendre comparables les résultats des différents groupes d’élèves en prenant comme référence le résultat à l’épreuve unique du Ministère chargé de l’éducation nationale (Louis, M-A., 1997)

[3] On parlera d’unidimensionnalité lorsqu’il existe une dimension clairement dominante (un facteur “général” dans le langage de l’analyse factorielle) par rapport à d’autres dimensions qui peuvent également intervenir et exercer une certaine influence (supposée de nature aléatoire la plupart du temps) sur les résultats individuels (PINI, G., 2012).

[4] L’article 3 de cet arrêté présidentiel stipule que : « En conformité avec le Décret du 30 mars 1982, portant Réforme du Système Éducatif haïtien, l’évaluation des apprentissages en fin de 6ème année fondamentale est assurée par les établissements scolaires à partir de l’année scolaire 2014-2015, le MENFP se chargeant de transmettre aux écoles des tests d’évaluation. Les décisions de fin d’année sont transmises à l’inspection scolaire selon les modalités et dans les délais fixés par l’administration. Le MENFP organise des évaluations nationales ciblées, à partir de la 4e année fondamentale sur les disciplines de base. »

[5] Les tests et questionnaires ont été administrés en juin 2022. A cause des troubles socio-politiques, la saisie des données prendra cette fin décembre 2022. Les résultats partiels seront publiés en janvier 2023. Il faudra attendre mars 2023 pour avoir le rapport final.

[6] 1. Roegiers, X.  L’évaluation et l’école. (2004, 2e éd. 2010). Bruxelles : De Boeck

  2. Roegiers, X.(2010).  La pédagogie de l’intégration. Des systèmes d’éducation et de formation au cœur de nos  

       sociétés. Bruxelles : De Boeck

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