LE CRÉOLE ET LE FRANÇAIS EN HAÏTI : PEUT-ON ENCORE PARLER DE DIGLOSSIE ?

LE CRÉOLE ET LE FRANÇAIS EN HAÏTI : PEUT-ON ENCORE PARLER DE DIGLOSSIE ?

ROBERT BERROUËT-ORIOL4 FÉVRIER 20200 0

Le créole et le français en Haïti : peut-on encore parler de diglossie ?

Par Darline Cothière

Source : Revue transatlantique d’études suisses, 6/7 – 2016/17

Étude reproduite en janvier 2020

Résumé

L’officialisation du créole haïtien par la constitution de 1987 a marqué une étape décisive dans sa cohabitation avec le français, langue officielle de facto depuis l’indépendance d’Haïti en 1804. Cette évolution a largement contribué à sa valorisation dans la société et à son développement interne. Le bilinguisme créole-français semble loin d’être effectif en Haïti. Il relève avant tout du symbole puisque la maîtrise de ces deux langues n’est partagée que par une très faible partie de la population. Dans cette livraison, nous proposons un éclairage sur la situation sociolinguistique actuelle d’Haïti au regard de ses deux langues officielles. Nous ferons d’abord état de l’évolution du créole et du français en Haïti pour ensuite analyser l’applicabilité du concept de diglossie dans ce pays de la Caraïbe.

Le paysage linguistique haïtien est actuellement en pleine transformation. En plus du créole et du français, les langues officielles du pays, l’anglais et l’espagnol tendent à s’y installer progressivement, et ce, depuis les années 1990. La proximité et l’accroissement des échanges avec les États-Unis, la République dominicaine et d’autres pays de la Caraïbe, l’apprentissage de ces langues motivé par un désir de migration sont, parmi les facteurs qui conditionnent cette nouvelle réalité, les plus déterminants. Au-delà de l’irruption de ces deux langues étrangères dans l’espace haïtien, la problématique linguistique est avant tout marquée par la cohabitation souvent conflictuelle du créole et du français. Nous ferons ici d’abord état de l’évolution du créole et du français dans la société pour ensuite analyser l’applicabilité du concept de diglossie dans cet espace de la Caraïbe.

Le créole haïtien: dynamique d’évolution interne et externe

Le créole haïtien est une langue jeune qui a émergé entre le 17e et le 18e siècle à travers le long processus de créolisation. C’est actuellement le créole le plus parlé dans le monde (14 millions de locuteurs). En Haïti, il se décline en 3 grandes variétés: le créole de la capitale parlé au centre et à l’ouest du pays, le créole du nord et le créole du sud. Le créole de la capitale représente la variété standard. L’intercompréhension entre ces trois grandes variétés est relativement facile. Les différences se situent au niveau phonétique et lexical (Valdman 2004, Fattier 2006).

La phase moderne du créole haïtien aurait commencé à partir de 1930 (Hall 1953). Cette décennie est en effet marquée par la publication de travaux majeurs dont les plus célèbres sont signés de Jules Faine (Philologie créole, 1936) et Suzanne Comhaire-Sylvain (Le créole haïtien, 1936). Il s’en est suivi d’autres études comparatistes créole-français dont, au premier plan, celle de Pradel Pompilus (Contribution à l’étude du créole et du français à partir du créole haïtien, 1976). Par ailleurs, de nombreux travaux ont investi les domaines de l’enseignement du créole et du français ainsi que du système éducatif en général (Lofficial 1977; Dejean 1977, 2009; Chaudenson/Vernet 1983; Cothière 2008, 2014).

Depuis les années 1980, la langue créole connaît une importante ascension en Haïti et au- delà des frontières nationales. L’officialisation de sa graphie en 1981, son introduction dans le système éducatif comme langue et objet d’enseignement à l’occasion de la grande réforme éducative de 1982, sa reconnaissance en tant que langue officielle par la constitution de 1987 y ont largement contribué. Cette évolution se traduit également par l’instauration de l’académie du créole haïtien en 2013, à l’initiative du Rectorat de l’Université d’État d’Haïti. La création de cette institution participe de l’application de l’article 213 de la constitution de 1987 qui prescrit la valorisation et le développement de la langue nationale.

Les productions écrites en créole suivent une courbe ascendante depuis les premières traductions de la Bible en 1927, suivies de la parution des premiers journaux et de revues (Boukan, 1964; Bòn nouvèl, 1967; Libète, 1990), de dictionnaires et lexiques unilingues ou bilingues (Pompilus 1958, Faine 1974, Bentolila 1976, Joseph 2003), d’essais de grammaire du créole (Damoiseau 2005 , Zéphir 2008), de traductions d’œuvres relevant de la littérature universelle (Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry, par Gary Victor 2010; l’Étranger d’Albert Camus, par Guy Régis Junior 2012), jusqu’à une littérature d’expression créole (Paultre 1970 , Franketienne 1975, Heurtelou 1996 – pour ne citer que ces auteurs-là.

Les mouvements sociopolitiques qui ont précédé et suivi la chute du régime de Duvalier en 1986 ont contribué à l’enrichissement du vocabulaire créole haïtien. Certains mots ou expressions sont bien fixés dans la langue créole et sont, pour la plupart, transférés dans le français parlé en Haïti. C’est le cas par exemple de dechouke (‘déraciner’), issu de la période qui a suivi le départ de Duvalier où il était question de faire déchoir les hommes associés à ce régime. De plus en plus de mots anglais investissent le lexique régulier des locuteurs haïtiens: faktori (‘usine’), kòl bak (‘rappeler’), kannsèl (‘annuler’), blakawout (‘coupure de courant’), kapèt (‘moquette’), laptòp (‘ordinateur portable’). On relève également le comportement lexico- sémantique et phonologique de néologismes formés à partir d’un mot créole auquel on ajoute le suffixe –mann pour indiquer l’action et l’activité d’un individu (Govain 2014). Plusieurs domaines où ces néologismes ont récemment émergé ont été identifiés, notamment, la méca- nique automobile, l’électricité, le sport, l’activité sexuelle, les jeux de hasard, la musique. Les exemples suivants montrent une appropriation du suffixe -man en anglais et son adaptation phonologique par le créole haïtien:

  1. (1)  kawoutchoumann (< caoutchouc)
  2. (2)  pakèmann (< par cœur)
  3. (3)  teyatmann (< théâtre)

‘artisan, réparateur de pneu’
‘quelqu’un qui n’apprend que par cœur’

‘homme de théâtre, bouffon’

L’officialisation du créole haïtien a franchi les frontières nationales. Aux États-Unis par exemple, dans l’État de Floride, c’est la troisième langue officielle après l’anglais et l’espagnol et il y est enseigné dans certaines écoles publiques. Le 22 juillet 2008, le Maire de New York de l’époque, Mickael Bloomberg, a publié un décret officialisant le créole haïtien et ordonnant qu’il y ait dans les administrations municipales au moins un locuteur créolophone compétent pour servir les Haïtiens dans leur langue. Au niveau des médias, outre les émissions de radio et de télévision diffusées dans des espaces communautaires, le créole haïtien a fait son apparition en 2011 sur la NBC, l’une des plus grandes chaines de télévision nationales américaines qui consacre une plage de sa programmation aux informations en créole haïtien. On peut citer également Lavwadlamerik (Voice of America / la Voix de l’Amérique), une radio du Département d’État américain, qui a une antenne en créole haïtien. À Cuba, une action de préservation et de promotion du créole haïtien est menée par la communauté haïtiano-cubaine par le biais d’organisations et d’associations d’immigrants et leurs descendants.(1) Depuis l’accord bilatéral signé entre Haïti et Cuba en 2000, des centaines de médecins et d’employés paramédicaux apprennent le créole avant d’aller travailler dans les zones rurales d’Haïti. Ainsi, le créole tend à s’imposer comme une matière de plus dans les programmes d’écoles de préparation de professionnels de la santé à Cuba.

Le français d’Haïti

Le français a été introduit en Haïti par la colonisation et s’y est maintenu, de fait, avec le traité de Ryswick en 1697 où l’Espagne concéda à la France la partie occidentale de l’île de Saint-Domingue (future Haïti). Si Haïti se libéra de la colonisation française en 1804, ce qui lui a valu le titre de première République noire, on peut constater que la décolonisation politique n’a pas coïncidé avec la décolonisation linguistique. Le français est resté en Haïti « comme un butin de guerre » (2) et a enrichi le patrimoine culturel de la nation.

En plus de la langue française, les premiers dirigeants d’Haïti avaient conservé le modèle d’enseignement des anciens colons, à savoir un enseignement dit classique, humaniste, ayant pour fondement la religion chrétienne. C’est dans cette perspective qu’ils ont fait venir de France des religieux pour s’occuper de l’évangélisation et de l’éducation du peuple haïtien, en français. Ce projet a été scellé par la signature du concordat de 1860 entre l’État haïtien et le Vatican. Les clauses de ce contrat ont favorisé, entre autres, la multiplication des écoles catholiques et leur rôle déterminant dans l’éducation haïtienne. D’où la catégorisation actuelle du système scolaire: écoles congréganistes (dirigées par des religieux et religieuses, écoles privées dites laïques, écoles nationales) et l’utilisation du français dans l’enseignement en Haïti.

Soulignons également qu’il y a eu une tentative d’américanisation du système éducatif haïtien lors de l’occupation américaine qui a duré 19 ans (1915-1934). La logique d’élitisme et d’inégalité des chances scolaires a été remise en question par les Américains dans un contexte de crise identitaire de la classe intellectuelle haïtienne qui a éclaté un siècle après l’indépendance. Elle était due, entre autres, au constat d’échec du système éducatif et à la remise en question de l’héritage culturel français. Les Américains ont donc profité de l’instabilité politique du pays et de cette crise identitaire pour essayer d’imposer leur langue et leur propre système éducatif. Mais devant l’opposition farouche des Haïtiens très attachés à la langue et à la culture françaises, cette démarche n’a pas abouti.

Les statistiques divergent sur le pourcentage exact de locuteurs créolophones du français. En l’absence de données précises, on retiendra que la langue de Molière est parlée actuellement par une faible partie de la population (estimée entre 15 à 20 %) et à des degrés de compétence variable.

Le français a acquis en Haïti quelques particularités saillantes du fait notamment de son contact avec le créole haïtien et de son contexte socioculturel d’utilisation. Il est non seulement marqué par des mots et expressions propres à la culture locale, mais aussi par une transformation sémantique de mots et expressions partagés par l’ensemble des communautés francophones (Pompilus 1958, 1976; Chéry 2000). Dans sa forme parlée, le français d’Haïti porte également les marques des interférences du créole sur les plans phonétique, lexical, et morphosyntaxique.

Le français en Haïti est loin d’être une langue de communication de masse, même s’il est utilisé dans différentes sphères de la vie nationale (enseignement, administration, justice, communication). Il est surtout présent dans les espaces urbains et quasi absent des campagnes et des quartiers défavorisés. Il est davantage pratiqué dans sa forme écrite à des fins de communication, d’échange ou d’absorption de l’information et rarement pour signifier le réel dans sa forme la plus concrète; d’où sa valeur symbolique. Ce n’est ni une langue étrangère ni une langue maternelle. C’est la langue de scolarisation qui permet l’accession à un niveau social plus élevé. Son statut de langue officielle et ses fonctions sociales portent à le considérer comme une langue seconde. De nos jours, il est en grande concurrence avec le créole haïtien d’une part et l’anglais d’autre part.

La législation haïtienne en matière linguistique

Le concept d’institution du français a été introduit en sociolinguistique pour rendre compte de la période de fondation de la langue française à partir d’actes d’écriture officielle (Balibar 1985). L’institution du français en Haïti coïncide avec la proclamation de l’indépendance dont l’acte a été rédigé dans la langue des anciens colons.

Depuis l’indépendance d’Haïti en 1804 jusqu’à la réforme éducative de 1982, les vingt constitutions qui se sont succédé ont toutes privilégié le français. Celui-ci était utilisé comme langue officielle de facto dans tous les secteurs de la vie nationale haïtienne. Paradoxalement, c’est la constitution de 1918 rédigée à Washington, aux États-Unis, au cours de l’occupation américaine (1918-1934) qui l’a expressément officialisé dans la République. L’article 24 stipule: « Le français est la langue officielle. Son emploi est obligatoire en matière administrative et judiciaire ». Il semblerait que cette mention a été introduite pour éviter le remplacement du français par l’anglais.

Trois décennies après l’officialisation du français, la constitution de 1964 « autorise et recommande l’usage du créole pour la sauvegarde des intérêts matériels et moraux des citoyens qui ne connaissent pas suffisamment la langue française » (article 35). Le statut de langue co- nationale – avec le français – a été reconnu au créole par la constitution de 1983 et il a fallu attendre celle de 1987, dans le contexte de la grande réforme éducative, pour que la langue maternelle de tous les Haïtiens soit proclamée langue officielle. e

La co-officialité du créole et du français en Haïti attesterait en ce début du 21 siècle d’une situation de colinguisme (Balibar 1985), c’est-à-dire de l’utilisation conjointe des langues officielles dans la rédaction des textes officiels relatifs au droit, à la politique, à l’enseignement. En effet, lors de son adoption en 1987, la constitution en vigueur actuellement a été publiée en français et en créole dans le journal officiel de la République d’Haïti (Le Moniteur 142.36A, 28 avril 1987).

Le français est bien présent dans la société haïtienne, même si sa présence et son utilisation dans les différents domaines de la vie nationale sont souvent remises en cause. Au regard de la faible proportion de bilingues créole-français dans la population haïtienne, le bilinguisme en Haïti revêt un caractère symbolique. En outre, la langue française semble perdre de son statut de langue de prestige vis-à-vis du créole et des autres langues en présence. Avec cette nouvelle dynamique, peut-on encore se référer au concept de diglossie pour caractériser la situation du créole et du français en Haïti?

De l’applicabilité du concept de diglossie à la situation linguistique haïtienne

Pendant longtemps, le français a joui d’un statut très privilégié en Haïti au détriment du créole, la langue de tous les Haïtiens. Ferguson (1959) a fait référence à cette situation pour illustrer le concept de diglossie: la coexistence dans une même communauté de deux formes linguistiques, une ‘variété basse’ et une ‘variété haute’, la première étant utilisée par les locuteurs dans les situations informelles et la deuxième, dans les situations formelles.

Depuis son introduction dans le domaine de la sociolinguistique, ce concept a quelque peu évolué. Alors que Ferguson l’employait pour décrire toute situation sociétale dans laquelle deux variétés d’une même langue sont employées dans des domaines et des fonctions complé- mentaires, Fishman (1967) y voit un usage complémentaire et institutionnalisé de deux langues distinctes dans une communauté donnée. Dans l’intervalle, Haugen (1966) a ajouté qu’entre les deux formes peut se glisser un véritable faisceau de styles intermédiaires. Peu après, le terme a été étendu aux sociétés multilingues par Gumperz (1971), dans le sens où celles-ci peuvent utiliser différentiellement plusieurs codes (langues, dialectes) dans des domaines et des fonctions complémentaires; c’est dans ce même ordre d’idée que Calvet (1999) – à la suite de Fasold (1984) – propose le terme de ‘diglossie enchâssée’ pour caractériser les situations de diglossie imbriquées les unes dans les autres, que l’on retrouve notamment dans de nombreux pays décolonisés.

En dépit de cet ajustement conceptuel, la notion de diglossie, jusqu’à une période assez récente, a souvent été utilisée dans son acception fergusonienne pour caractériser la situation haïtienne (Lofficial 1978; Saint Germain 1997). Cependant, il nous semble inapproprié dans le cas haïtien de parler de diglossie au sens strict du terme pour plusieurs raisons.

D’abord, sur le plan des usages, pour une écrasante majorité de la population estimée à 80 %, on ne peut parler de diglossie puisque ces locuteurs ne parlent pas français. La situation de diglossie ne s’appliquerait qu’à la couche de population dont la langue maternelle et courante est le créole, mais qui a une assez bonne connaissance du français.

Ensuite, toutes les définitions de la diglossie font ressortir la nécessité d’une répartition complémentaire des usages de la variété haute et la variété basse. Or, depuis les années 1990, on assiste à une utilisation croissante du créole dans des domaines qui étaient prétendument réservés au français comme la presse, l’enseignement, les discours officiels. De plus, l’élite intellectuelle haïtienne use ordinairement du français dans des occasions familières, ce qui va à l’encontre du dernier membre de la définition canonique de Ferguson, selon laquelle la variété haute n’est utilisée que dans des situations de communication formelle.

Pour finir, il n’existe pas de dichotomie stricte entre le basilecte créole (langue inférieure) et l’acrolecte français (langue supérieure), comme le prouvent par exemple les domaines de communication où créole et français alternent dans un même énoncé, dans un même discours. Par exemple, celui de l’ancien président de la République, Michel Martelly, prononcé le 14 mai 2011 à l’occasion de son investiture, en offre une belle illustration. Sur une trentaine de paragraphes, on en relève trois rédigés en français, le reste étant en créole. Le passage d’un code à l’autre se fait soit à l’intérieur d’un même énoncé – alternance intraphrastique (1) – soit d’un énoncé à l’autre – alternance interphrastique (2):

(1) […] Li lè li tan pou-n kòmanse vann richès kiltirèl nou.3 Haiti est un pays riche. Nous avons les plus belles plages du monde, le plus beau soleil de la Caraïbe, la culture la plus profonde, diversifiée et authentique, un passé glorieux. La Citadelle Henri et les ruines du palais de Milot en témoignent. Atisana se pan-n, penti ayisyen se gwo koze, folklò ayisien se pa pale. (4)

(2) […] Combien de célébrités aurions-nous eu si nou te ankadre jenès la, nan mete l lan spò, retire l lan lari nan lave machin, nan koripsyon, nan bwè gwòg gro soley midi?5

3 « Il est temps de commencer à exploiter notre richesse culturelle, » [notre traduction]
4 « Nous maîtrisons l’artisanat, notre peinture est exceptionnelle, sans parler de notre folklore. » [notre traduction]
5 « Si on avait pu encadrer la jeunesse, en créant des infrastructures pour le sport, en lui proposant autre chose que de laver des voitures dans les rues, en l’épargnant de la corruption, de l’alcool? » [notre traduction]

Cette stratégie communicative investit d’autres espaces discursifs formels et informels. Elle semble de plus en plus caractériser le parler des Haïtiens en contact avec le français. Les médias représentent, à ce niveau, un vaste terrain d’étude qu’il conviendrait d’explorer.

La notion de diglossie ne permet pas de prendre en compte toutes les variétés en présence qui s’étendent sur un continuum allant du créole au français. En effet, la langue créole comporte une variété socialement hiérarchisée qu’on pourrait appeler ‘créole francisé’. Ce mésolecte représente souvent, en milieu rural et/ou unilingue créole, une variété haute vis-à-vis de la forme basilectale. À l’opposé, on retrouve un autre mésolecte, plus proche de l’acrolecte français, qu’on appelle communément ‘français marron’ en Haïti. Il désigne un français incorrect truffé de mots et de structures créoles.

*****

Les arguments présentés ici conduisent à invalider le modèle fergusonien de la diglossie en référence à la situation sociolinguistique haïtienne. Ce concept semble être plus applicable au milieu scolaire où les deux langues se côtoient, sont parlées à des degrés variables à l’école, remplissent des fonctions plus ou moins complémentaires. En effet, les discours didactiques sont à priori en français, mais les enseignants recourent très souvent au créole dans l’explication des leçons qui sont présentées en français dans les manuels scolaires. Et, les discours des élèves varient, en créole ou en français, selon qu’ils sont dans la classe ou dans la cour de l’école et selon la situation de communication. Aussi préférons-nous parler de bilinguisme diglossique pour caractériser la situation linguistique générale de l’école haïtienne qui demeure complexe du fait de la pluralité des modèles scolaires et des pratiques linguistiques dans le même espace social. Par sa grande vitalité, l’espace linguistique haïtien représente un véritable observatoire sociolinguistique où d’autres concepts mériteraient bien d’être réévalués au regard de cette nouvelle dynamique.

Notes 

1 A titre d’exemple, citons l’Association des résidents et descendants d’Haïtiens à Cuba créée en 1991, le Bannzil kreyol Kiba (Archipel créole de Cuba) créé en 1997. Ces associations sont situées à Guantanamo, Ciergo de Avila, Matanzas et la Havane (Martinez-Gordo 2005).

2 Nous empruntons ici l’expression de l’écrivain Kateb Yacine (1929-1989) dont l’œuvre traduit la quête d’identité d’un peuple aux multiples cultures. L’auteur défend l’idée d’une appropriation et de la conservation de la langue de l’ancien colonisateur pour enrichir le patrimoine linguistique et culturel du peuple algérien.

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